Catherine Dorion

Révolte et propagande

 

 

Hommes, femmes, enfants enveloppés séparément, mis en boîte

Race de petits hommes-sandwiches pris entre l’offre et la demande

Ce continent vous dévore

 

Nous ne savons ce qui s’est passé

  • Michèle Lalonde

 

La propagande est partout. Notre sens de la beauté et du bonheur est mis à profit, gaspillé par les slogans des vendeurs, des politiciens et de tout ce monde en communication marketing qui sortent des universités par immenses cohortes chaque année, attirés par les débouchés. Et ce n’est pas par simple maladresse que nous nous sommes échoués dans cette mare de propagande qui finit par nous faire penser que la beauté se trouve sur la couverture du Elle Québec, que le bonheur c’est d’être très sollicité et très bien payé, que la valeur d’un individu correspond à son succès professionnel même lorsqu’il doit pédaler comme un hyperactif sur la coke pour, au bout du compte, n’arriver jamais à suffisamment de satisfaction pour s’arrêter content, jouir enfin de la vie et lâcher son iPhone. Nous ne sommes pas arrivés là par hasard. Jim Stanford, l’un des économistes canadiens les plus respectés, écrit :

 

Depuis le début des années 1980, des efforts colossaux ont été consacrés à la mise en place d’une nouvelle culture, fondée sur la résignation, qui fait en sorte que la population nourrit moins d’attentes à l’égard de l’économie et accepte l’insécurité et l’adversité en tant que réalités permanentes et « naturelles » de la vie. Après plus d’un quart de siècle de néolibéralisme, ils sont nombreux à courber l’échine en rendant grâce au destin de leur avoir accordé ne serait-ce qu’un emploi.1

 

Mais le plus épeurant, c’est que la propagande nous a enlevé les mots mêmes qui auraient été capables de contrebalancer cette résignation transformée en désabusement, en désengagement. Surtout ne soyons pas quétaines, ne parlons pas d’amour ou de liberté! Il suffit d’écouter chanter un Star-académicien ou d’ouvrir un magazine rempli de pubs pour se rendre compte que ces mots sont usés à la corde. Parlons plutôt de la laideur du monde, ça, c’est cool, ça, c’est underground. Parlons de la laideur de l’être humain, tiens, là-dessus, il y a tellement à dire! Oui : montrons que nous gagnons bien notre vie et que nous sommes heureux, et disons du mal de l’être humain, ce virus planétaire, ce gros colon légendaire qui nous met toujours dans la merde et avec qui il n’y a rien à faire. Faisons de l’anti-humanisme. Alors nous échapperons au quétaine, personne n’aura de prise pour nous critiquer, pour nous déloger de la face cette apparence de succès. Nous serons complètement désengagés, détachés de tout, loin de tout courage, de toute vérité. Nous serons saufs, mesquins et tristes.

 

Notre société n’exige de nous aucun héroïsme classique. Elle ne demande à personne de mourir pour elle. Elle n’impose pas de restrictions de mouvements ni de soumission à des décisions de vie qu’elle aurait prises d’avance pour nous : pas de mariage forcé, pas d’obligation à faire le métier de notre père, pas de castes. Elle demande simplement… d’être à la hauteur. À la hauteur de quoi? La réponse se trouve dans les publicités, dans le discours ambiant, dans cette sloshe culturelle qui s’est surimposée à notre culture de fond et qui est en lien direct avec le fait de consommer toujours davantage pour que surtout ne s’effoire jamais la bandaison des investisseurs.

 

Parlant de bandaison, une petite parenthèse intéressante, en passant : à l’époque où le discours ambiant jetait l’opprobre sur le plaisir sexuel de la femme, les femmes qui étaient, disons, génétiquement libidineuses finissaient par faire des névroses à force de détester leur nature et de se taper dessus. Aujourd’hui, dans une société où c’est plutôt l’incapacité d’être productif qui est l’horreur suprême, ceux qui n’ont pas l’ambition de performance dans le sang font des dépressions et/ou se pendent dans leur garage, et on dit que la dépression est la maladie du monde moderne. À chaque époque ses endoctrinements, à chaque époque sa folie.

 

Mais même lorsque nous devrions théoriquement nous sentir à la hauteur, il y a quelque chose qui cloche. Parce que sous les couches épaisses de propagande sous lesquelles on nous enterre dès le moment où nos petits yeux d’enfant sont capables de déchiffrer une image, se trouve l’identité, celle qui se répand en minces et longues ramifications dans les cultures anciennes, loin dans le passé, celle qui constitue le fond de notre essence sans qu’on soit capable de la circonscrire, de la décrire ou de l’analyser complètement. Cette identité-là connaît le sens de la vie, mais ce n’est pas elle qui a le micro dans les mains. Le micro est, pour l’instant, monopolisé par ceux qui reluquent notre argent et notre vote pour leur avancement personnel, pour arriver eux-mêmes à ce succès vide de sens que nous parcourons tous comme des drogués.

 

Parfois, j’observe dehors et j’ai l’impression d’être dans un film soviétique. Nous, ordinairement malheureux dans une culture de masse trop grande pour nous. Nous, au courage assommé, casés dans des maisons toutes pareilles, jammés dans le traffic, stressés – et la comparaison s’arrête là – de peur de ne pas travailler assez. Nous nous sommes mis, comme tout ce qui nous entoure, en bourse, et nous travaillons, comme tout ce qui nous entoure, à faire augmenter notre valeur de marché, à faire augmenter la confiance des investisseurs dans ce que nous représentons, nous sommes pressurisés par la compétition et nous courons le plus vite possible vers le bout de la vie sans penser qu’au bout de la vie ne se trouve rien d’autre que la mort.

 

Camus écrit : « Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’écœurement ». À quoi servent nos actions forcenées, nos angoisses et notre souffrance si, de toute façon, nous mourrons? Si, de toute façon, peu importe l’espoir qu’on aura mis dans l’avenir et dans nos petits-enfants, notre planète explosera un jour avec le soleil? Qu’est-ce qu’on fait ici à nous agiter?

 

« Je tire de l’absurde, dit Camus, trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté, ma passion. » C’est cela précisément qui est évincé par notre propagande contemporaine. Notre révolte, notre liberté, notre passion. En attendant, la télévision, les gros titres et les sondages nous disent de quoi il faudrait se décourager, nous répète ce qu’il est important de vouloir, ce qu’il est possible d’obtenir, ce qu’il est raisonnable de désirer et ce qui, au contraire, relève du pelletage de nuages… Je constate en moi-même les fruits de cette manipulation, les orientations émotives qu’elle me fait prendre, les découragements qu’elle m’insuffle, les idées toutes faites qu’elle me rentrent dans le crâne. Je constate en moi les résultats de ces jeux psychologiques et, bien sûr, je comprends que, pour changer mon monde sans le tirer à terre, il faudrait que je joue ce jeu, que je fasse avec le paysage médiatique dans lequel je me trouve.

 

Cependant, sous ces pluies acides, notre identité s’immobilise; elle cesse de s’auto-créer. Elle n’est plus à l’origine des changements qui la bouleversent. Dorénavant, pour la majorité d’entre nous, tout vient de la télé, de haut en bas dans chaque salon, et les salons entre eux ne se parlent pas et ne génèrent plus de manière de vivre ensemble, ne génèrent plus de culture organique. La culture tombe sur la masse, qui la reçoit. Nous pensions que c’était ça qu’il nous fallait. Nous pensions que nous avions besoin de musique. Nous pensions que nous avions besoin d’histoires. Nous avons acheté des CD et nous nous sommes évachés devant des téléséries. Mais nous nous sommes trompés; c’est de jouer de la musique dont nous avions le plus besoin. C’est de raconter dont nous avions le plus besoin. C’est le verbe qui fait de l’homme un homme, c’est la création et la passion qui le définissent et le différencient. D’accord, oui, la raison, les arguments, faire les choses posément, intelligemment, savamment, d’accord, et avec beaucoup de pragmatisme, d’accord. Mais tout cela, sans une passion qui les sous-tend, c’est du toc, c’est exactement de la propagande.

 

C’est contre cette propagande qu’il nous faut, pour faire face à l’absurde, nous révolter. Je ne sais pas ce que vous avez pensé du conflit étudiant tel que traité dans les médias – peu importe. Il y avait dans ces manifestations, indépendamment de leur objet, quelque chose d’une vraie révolte contre ce discours ambiant écrasant qui nous pousse à ne produire que des biens ou des services ponctuels et non plus de culture, et non plus d’identité, et non plus de vie. Il y avait dans ces manifestations un déferlement de création, de passion et d’envie de liberté qui répondait au moins un peu à l’absurde de notre présence sur terre. Il y avait là un souffle d’humanisme inespéré. Et ça, c’est une chose extraordinaire et saine. Et belle. Il faut réapprendre à créer. Ce n’est pas utile, ça ne sert en rien l’économie, c’est absurde, comme le reste. Mais au moins, avant de mourir, nous aurons essayé de vivre comme des êtres humains.

 

 

 

Catherine Dorion, le 22 octobre 2012

 

1 Stanford, Jim, « Petit cours d’autodéfense en économie. L’abc du capitalisme », Lux, 2011, pp. 68-69.

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