Raphaël Zummo
On ne fait jamais qu’une œuvre, au fond. Une seule et continuelle migration.
– René Derouin, L’espace et la densité
Il est de ces monuments de notre culture dont on apprend l’existence sur le tard, alors qu’une multitude de lignes de forces convergeaient depuis un bon moment pour nous dans leur direction. Voilà ce qui m’arriva avec René Derouin. Comme Perrault qui a tant contribué à me payser, ou Delâge du Pays renversé, ou Morisset dont on peut lire dans ces pages « La grande canotée du Canadien errant », Derouin veut arriver à son art par la grande terre qui l’a vu naître ; prendre acte du métissage qui nous fonde ; envisager les choses depuis l’Ancien monde américain, dont la saisie exige d’arriver à la géographie par ceux qui la foulent et la disent, à travers toutes traces de l’écoumène millénaire qui dénotent l’esprit des lieux.
Je m’explique cette découverte tardive notamment par un trait saillant chez Derouin : il a été et continue d’être pour les arts visuels au Québec presque comme le sol sur lequel on s’appuie et dont la présence effacée nous permet de voir ce qui s’en détache tout en s’y nourrissant. Je serais tenté d’interpréter en ce sens ses grands formats du tournant des années 1970 et 1980, notamment Nouveau-Québec, Taïga, Suite nordique ou Between, dont on trouve des reproductions dans Graphies d’atelier. Le trait continu[1], livre qui nous occupera ici. Ces œuvres instaurent des géologies hiéroglyphiques parmi lesquelles – parfois à ciel ouvert – le visiteur est invité à prendre pied. L’œuvre devient ainsi, autant sinon plus qu’un objet à contempler, le lieu à partir duquel un certain regard sur le dehors prend forme, informé par la mémoire tellurique.
Derouin, homme de fondations, n’est pas de ceux qui se laissent porter par l’état donné du milieu artistique. Il a une conscience aigüe de la nécessité, pour la vitalité de ce milieu, que ses institutions soient créées et animées par les artistes eux-mêmes. Ainsi écrit-il pour Le Devoir en 1976 :
Les dernières années que nous venons de passer ont vu se manifester dans le milieu culturel et, plus spécialement, dans le secteur des arts visuels et des métiers d’art un effort de regroupement pour œuvrer dans un nouveau sens de la culture québécoise. […] Tous ces regroupements [la Société des artistes professionnels, le Salon des métiers d’art, etc.] avaient comme motivation une prise en main par le milieu des artistes de leurs responsabilités et une meilleure définition de leur rôle dans la société. Ces événements projetaient hors du cadre traditionnel le rôle de l’artiste dans son atelier et favorisaient une conscience politique et culturelle des actions que, individuellement, chacun d’eux pose dans l’isolement de l’atelier. Cet éclatement du rôle marginal de l’artiste s’est fait parallèlement à l’ensemble du milieu des arts. […] Cependant, le milieu des arts visuels était en retard sur ce phénomène et pouvait être considéré comme le milieu le plus réactionnaire et individualiste dans l’ensemble du monde des arts. (Lettre reproduite dans Derouin, 2013, p. 343-344.)
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Derouin a lutté contre ce retard. On découvre dans Graphies d’atelier les institutions créées par Derouin. D’abord, les Éditions Formart en 1970, à l’avant-garde du multimédia et de la communication dans le domaine des arts visuels au Québec[2]. De 1970 à 1975, Derouin s’y adonne totalement, mettant de côté sa production artistique. Pendant cette période, il habite le Carré Saint-Louis à Montréal autour duquel résident notamment Claude Jutra, Pauline Julien, Gérald Godin et Gaston Miron, dont Derouin a été près. « Curieusement, au Carré, nous sommes trois éditeurs : Gérald Godin pour les Éditions Parti Pris, Gaston Miron pour l’Hexagone et moi pour Formart » (Derouin, 2013, p. 157). Au Carré, on réédite le Québec… En 1973-1974, Derouin cofonde l’association des graveurs du Québec. Il est on ne peut plus littéralement bâtisseur : il édifie en 1975 sa propre maison à Val-David qui deviendra, vingt ans plus tard, la Fondation Derouin, le lieu d’où l’on réactive le sens du lieu. Dès lors s’y tiennent année après année des symposiums internationaux d’art in situ, auxquels participent artistes et penseurs des Amériques et dont on trouve les traces dans Pour une culture du territoire (symposiums de 1995-1999) et Les jardins du Précambrien (symposiums de 2001-2006)[3], qui est d’ailleurs le nom de la Fondation Derouin côté cour. On peut visiter ces jardins et l’atelier de l’artiste situés à Val-David dans les Laurentides, de juillet à octobre. C’est probablement la meilleure façon de s’imprégner de l’esprit irriguant l’œuvre, surtout si l’homme est présent, par exemple quelques samedis l’été où il reçoit des conférenciers sous le chapiteau exposé aux vents, aux grives et à toutes suggestions sylvestres. On s’étonne qu’il ne soit presque pas question de ce site – de ses raisons natives, de son sens, de ses activités – dans le livre qui nous occupe. Tout livre procède de choix ; c’est d’autant plus vrai lorsqu’il porte sur une vie, une œuvre, un engagement immenses.
Derouin juge que non seulement les institutions artistiques, mais aussi le discours sur l’art devrait être bien davantage pris en charge par les artistes eux-mêmes que ce n’est le cas sous nos latitudes. C’est ainsi qu’il faut comprendre pourquoi il fut commissaire de l’exposition récente (2013-2014) d’un pan important de son œuvre, Fleuve, à la Grande Bibliothèque de Montréal. C’est également en ce sens qu’il faut s’expliquer pourquoi il se prête au jeu d’une publication à caractère autobiographique telle que Graphies d’atelier : Le trait continu, dans la continuité de L’espace et la densité (1993), de Ressac : de Migrations au largage (1996) et de Paraíso : la dualité du baroque (1998), tous publiés aux Éditions l’Hexagone et portant sur le processus créateur présidant aux œuvres, sur leur inscription culturelle, sur la démarche intégrale de l’homme dans son art :
Je constate, écrit-il en introduction à Graphies d’atelier, que j’ai beaucoup écrit, encore plus que ce qui est publié dans ce livre, et je continue encore à témoigner. Me donnant cette liberté, j’ai pris des positions là où existait une autocensure d’écrire puisque l’on nous disait : « Restez dans vos ateliers, nous allons écrire pour vous. Partez en exil, nous parlerons de vous et de votre absence. Allez mourir à Paris, nous vous construirons un monument à vos frais ». Moi, je dis au public, si vous ne comprenez pas tous ces écrits sur l’art, alors regardez nos œuvres. Il faut que les artistes reprennent leur droit de parole et s’incarnent dans la société avec ses problèmes actuels, qu’ils sortent de leur atelier où ils ont été ghettoïsés, cela n’empêche pas de faire une œuvre, le rapport au public est prioritaire. (Derouin, 2013, p. 31)
Ce souci pour l’engagement de l’artiste auprès du public est l’objet d’une inquiétude toujours actuelle pour Derouin. Un texte adressé à la jeune génération d’artistes visuels et publié au printemps 2005 par la revue Dialogis (n°5) en témoigne :
Les artistes sont en train de disparaître complètement des grands médias de communication, où se joue un débat important et, aussi, où se décident les choix de sociétés [sic] et les investissements en argent de l’État. Parce que celui-ci est très influencé par les médias. Je m’inquiète de voir une émission de qualité comme Indicatif présent, animée par Marie-France Bazzo, aborder les arts visuels à partir des aquarelles, des dessins et des peintures d’écrivains, de comédiens ou d’autres intervenants issus de l’industrie du spectacle. Qui oserait parler de littérature, de théâtre et de musique en dehors des professionnels directement concernés ? Si cela se passait ainsi, il y aurait une levée de boucliers de ces milieux ! Que s’est-il produit pour qu’une telle situation devienne acceptable en art contemporain ? (Reproduit dans Derouin, 2013, p. 360-361.)
Écrire et témoigner s’inscrit pour Derouin dans ce mouvement général de prise de parole par les artistes. C’est donc, dans le cas de Graphies d’atelier, un geste politique en même temps qu’autobiographique. Il ne s’agit pas essentiellement de dire que chaque artiste pris isolément doive être le principal agent de diffusion de son œuvre, quoique cela ne soit pas exclu et que Derouin lui-même ait eu l’énergie de le faire, contrairement à l’image plus classique de l’artiste qui préfère laisser à d’autres le soin de conduire ses œuvres au public. Il s’agit surtout d’avoir l’attention aiguisée sur la condition de ses semblables ; d’être alerte concernant le rapport entre celle-ci et l’univers culturel tel qu’il est dessiné par l’époque, pour que la situation de l’art et des artistes soit au final plus autodéterminée que passive vis-à-vis de son environnement social, politique et économique.
Je ne puis m’empêcher d’établir ce parallèle : c’est exactement ce que vise la revue Milieu(x) pour la condition de philosophe dans notre société. Des places sont prédécoupées dans quelques institutions que certains occuperont, on dit aux autres qu’ils pourront faire valoir leurs compétences dans un métier plus ou moins connexe, avec succès. Cela n’est pas faux. Mais est-ce tout ? Cela épuise-t-il le désir de celui ou celle qui prend pied dans la vie philosophique ? Non : il faut créer des formes ! Ouvrir des espaces habitables pour une pensée réflexive vivante, en prise avec le siècle.
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On ne doit pas s’attendre, en ouvrant Graphies d’atelier, à une plongée intime dans la démarche créatrice de l’artiste. L’espace et la densité, premier livre de Derouin issu d’entretiens avec Michel-Pierre Sarrazin, est sans doute celui qui nous conduit au plus près de cette démarche, tout en reconstituant le fil de vie qui guida l’artiste, période après période, de ses œuvres de jeunesse à l’œuvre nodale, Migrations (j’y reviendrai). Dans Graphies d’atelier, la temporalité est éclatée, l’ouvrage étant organisé par types d’écrits : correspondance, journaux intimes, témoignages puis écrits publics. Ceci nous permet de revisiter les mêmes épisodes décisifs sous plusieurs angles : rapport à soi de l’artiste, rapport aux proches, à des personnalités du milieu culturel, au public, mais aussi regard de la compagne de vie, Jeanne Molleur, sur l’homme (Derouin, 2013, p. 213-238). Les deux premières sections sont ponctuées d’un portfolio visuel dont l’ordre, certes chronologique, ne rencontre pas celui des textes, puis les œuvres présentées au fil des deux dernières sections ne s’incommodent tout simplement plus de chronologie.
Cela introduit un effet quelque peu déroutant en accentuant les allées et venues dans le temps biographique. Mais on finit par y trouver un ordre sinon un sens, en particulier lorsqu’on passe de la section IV, qui fait la part belle à des œuvres de jeunesse (de 1965 précisément), à un appendice consacré à quelques œuvres récentes (2012-2013) de la série Éclipse (Derouin, 2013, p. 424-441). Entre les premières (voir par exemple les dessins au feutre, p. 381-387) et les dernières, on ne peut s’empêcher de remarquer une continuité thématique, et certaines récurrences narratives de Derouin donnent à penser que cette impression est fondée. Une forme d’expression à caractère totémique, déjà prégnante après décantation des premiers voyages au Mexique (1955-1956 et 1957)[4], se trouve comme potentialisée dans les œuvres d’Éclipse. Je choisis le terme totémique pour évoquer la représentation de l’identité clanique, dont l’autochtonie est soulignée par des figures généralement animales. Dans les œuvres d’Éclipse, un « totem » récurrent est celui de l’oiseau, qui évolue dans des environnements expansifs, marqués par des lignes tracées vers la périphérie et surtout par mille formes cristallines découpées dans le papier et donnant sur la lumière[5]. La figure de l’oiseau rapportée à une territorialité autochtone offre un paradoxe vivant qui me semble pointer vers la source à laquelle puise l’œuvre de Derouin. Paradoxe, parce qu’on entend généralement par autochtone « qui est issu du sol même où il habite, qui n’est pas venu par immigration ou n’est pas de passage » (Le Petit Robert, 2012). Or, l’oiseau symbolise justement le passage, l’ouverture du milieu sur le dehors. Le « sol » auquel se rapporte une espèce migrante n’est dès lors pas une portion de terre qu’il serait possible de circonscrire de façon statique. Si l’on cherche une équivalence élémentaire pour retrouver l’autochtonie particulière d’une telle espèce, c’est plutôt du côté des grands courants aériens ou encore des réseaux hydrographiques qu’il faut se tourner. On obtient alors l’image d’une identité territoriale en mouvement, d’une autochtonie migrante. Dans un texte séveux de 2006 intitulé « Réflexions sur ses voyages dans l’axe Nord-Sud », Derouin écrit ainsi : « En marchant sur le territoire, j’ai appris très tôt la force des rivières qui descendent vers le Sud, j’ai entendu les cris des oies lors de leurs passages saisonniers, j’ai vu partir les monarques vers leurs réserves du Mexique. Cela m’a paru naturel de suivre cette voie. » (Reproduit dans Derouin, 2013, p. 379.)
Vie et œuvre se confondent chez Derouin. Il grandit à Montréal au bord du fleuve, dont les pigeons voyageurs et les bateaux lui inspirent, déjà enfant, le départ (Derouin, 2013, p. 269). Tandis que ses contemporains des années 1950, dans le monde des arts visuels, importent l’influence française, lui part dans l’axe nord-sud, à la recherche d’une américanité culturellement assumée qui se révélera à lui au Mexique. À ma connaissance, le passage le plus saisissant au sujet de ce parcours divergeant se trouve dans le premier chapitre de L’espace et la densité, dont je reproduis ici un extrait significatif :
Au Mexique, à cause de l’origine, de l’histoire des cultures amérindiennes, on valorisait l’ancêtre, l’histoire avant la colonisation. Ce qui m’a réconcilié avec l’espace et le continent. Cela me prouvait qu’il n’était pas nécessaire d’aller en Europe pour trouver ses racines. Au Mexique, les ancêtres étaient américains, dans le sens continental du terme, et cela me rapprochait de mes propres ancêtres. Qui n’étaient plus Français depuis longtemps. Il y avait, c’est évident, une sorte de rejet de l’influence de la culture française dans ma démarche de l’époque. Un rejet de cette forme tardive du colonialisme européen. J’avais le sentiment d’être à la recherche de mes vrais ancêtres, ceux qui se sont métissés au cours des trois cents ans d’enracinement sur le territoire. Il me semblait que c’était eux, les créateurs de l’Amérique.[6] (Derouin, 1993, p. 20)
Balayant maintenant du regard les six décennies écoulées depuis son premier séjour au Mexique, Derouin va jusqu’à affirmer, dans une phrase concise, sans équivoque : « La découverte de l’Amérique a été la source de mon œuvre. Le territoire, l’espace et les migrations, des territoires des mémoires amérindiennes et du patrimoine précolombien, trois mille ans d’histoire qui me révéleront d’autres ancêtres d’avant la colonisation de l’Amérique. » (Derouin, 2013, p. 26) Graphies d’atelier offre au lecteur plusieurs repères pour comprendre cette découverte de l’Amérique, source de l’œuvre. Avec Derouin, il faut entendre l’acte de découvrir au sens le plus littéral : non pas, comme le colonisateur, s’autoproclamer fondateur de quelque nouveau monde, mais ôter ce qui recouvre une réalité, puis apprendre à voir cette dernière telle qu’elle nous a précédé. Puis, s’engager avec elle dans un métissage qui en épouse et en magnifie la dynamique interne.
Derouin est un sismographe de la grande terre américaine. Le lendemain de son atterrissage à Mexico en septembre 1985 où il arrive pour répondre à la question qui lui fut posée trente ans auparavant par un de ses professeurs mexicains, « – D’où venez-vous ? » (Derouin, 2013, p. 192), un terrible tremblement de terre secoue la mégalopole. « Alors que j’apporte mes trente années de recherches pour les exposer à Mexico, dont la Suite nordique que je considère comme un retour aux origines, voilà que la terre se met à trembler pour me faire comprendre une chose bien simple. Nous sommes en chemin sur des territoires qui bougent » (Derouin, 2013, p. 385). Finalement il ne choisira jamais entre le Québec et le Mexique. Non seulement choisira-t-il les deux, mais il réalisera une idée forte de la migration, par où le voyageur charrie les virtualités créatrices crochues et complémentaires entre les deux pôles de l’axe nord-sud.
Né au bord du fleuve en 1936, Derouin s’en est vite exilé pour fuir la tragédie, après que ses eaux aient arraché la vie à son frère Robert et à son père, respectivement en 1950 et 1953 (Derouin, 2013, p. 335). Des pages émouvantes sont consacrées aux souvenirs d’enfance et d’adolescence (Derouin, 2013, p. 267-280). C’est donc jeune, à 19 ans, qu’il quittera un coin de pays à la fois chargé de mémoires éprouvantes au plan personnel et aliéné de ses ressorts endogènes au plan culturel. Dès le même âge, il sera formé à la Escuela de Pintura y Escultura Esmeralda de Mexico. Grâce à cette infusion (plus qu’une influence), Derouin se dégagera des formes convenues de l’art européen et pourra offrir à sa terre natale une forme d’expression lui appartenant en propre. Il lui aura fallu le Sud qui respire l’américanité, pour enfin parler du Nord, à partir du Nord :
Je découvre un pays qui a fait son indépendance et sa révolution, qui a traversé les cent ans de solitude et de silence et appris à s’exprimer. […] Ainsi, c’est à travers cette culture que je comprends qui j’étais, à savoir dominé par l’Église et la Conquête de 1760. J’y découvre aussi mon appartenance à une culture du territoire et que le métissage de mes ancêtres à la nordicité en a fait des épinettes noires. (« L’exil volontaire, un voyage initiatique, Mexico 1955 », table-ronde Julien-Bigras, 2003, reproduit dans Derouin, 2013, p. 375)
Cette circulation connivente des pôles dans la vie et l’œuvre de Derouin se trouve reflétée dans Migrations et toute la démarche entourant ce chef-d’œuvre qu’on aimerait appeler grand œuvre selon l’expression alchimique, tellement il semble avoir transfiguré le lit même du fleuve Saint-Laurent. Migrations, c’est vingt mille statuettes en céramique noire, inspirées d’une tradition toujours vivante au village de San Bartolo de Coyotepec, où Derouin a appris la technique et où une partie de l’œuvre fut réalisée. L’autre partie fut matérialisée à l’atelier de Val-David, notamment les immenses plaques géographiques parmi lesquelles les personnages ont migré, en exposition, de l’intérieur à l’extérieur par de grandes baies vitrées (Derouin, 1993, p. 121)[7]. Plusieurs rituels ont entouré la réalisation de l’œuvre, celle-ci évoluant au fil du temps et des migrations. Par exemple, cinquante personnages ayant éclaté à Coyotepec lors d’une cuisson ont fait naître l’idée d’un cimetière intégré à l’œuvre. « À partir de ce moment, j’ai accepté l’idée que toute modification accidentelle à mon projet devrait pouvoir s’intégrer, s’inscrire dans la continuité de la démarche ». Ainsi, trois cents personnages n’ayant pas résisté aux premiers gels, au Musée du Québec, ont rejoint la sépulture (Derouin, 1993, p. 135). Mais le plus grand rituel, celui qui a définitivement consommé la connexion territoriale nord-sud, celui qui a fait dire à Gaston Miron, « Mon cher René, tu as l’air de vouloir ensemencer le fleuve !” » (Derouin, 2013, p. 372), c’est le largage de 19 000 statuettes au fond du fleuve Saint-Laurent. La distinction s’abolit alors entre la matière et la forme de l’œuvre, entre l’œuvre et la vie de l’artiste. Toujours dans « Réflexions sur ses voyages dans l’axe Nord-Sud », Derouin écrit :
Lors du largage du projet Migrations dans le fleuve Saint-Laurent, il y avait 8 000 statuettes de terre noire barro negro réalisées à San Bartolo de Coyotepec dans l’État d’Oaxaca. J’aime penser que le terre du Mexique fait ainsi partie des sédiments de la mémoire de ce grand fleuve. Nos deux cultures s’inscrivent dans “ le grand chemin qui marche ”, comme le disent les Amérindiens. (Derouin, 2013, p. 388)
Les migrants, pétris de terre ancestrale, retournent à la mer natale, voués à l’élément qui, dès le départ, inspira à Derouin une existence où la migration serait la source créatrice inépuisable. La boucle est bouclée, pour mieux poursuivre son cycle. « LE CHEMIN QUI MARCHE EST UN FLEUVE », comme l’écrit Pierre Morency au seuil de La vie entière (Morency, 1996, p. 14).
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J’omets trop de dimensions de ce livre foisonnant : les influences, de Gauguin à Tamayo et Siqueiros en passant par Borduas ; les voyages outre-mer, Japon et Islande en particulier ; le caractère de l’artiste, dont on obtient un fin portrait par les écrits intimes de Derouin et de sa femme, etc. J’ai cru bon mettre l’accent sur l’axe, littéralement nord-sud, qui donne le ton à l’ouvrage, parce que cela reflète l’homme et offre une clef d’accès à toute son œuvre, mais aussi parce qu’il y a dans l’approche de l’américanité par Derouin une force sur laquelle gagnerait à se brancher toute réflexion sur la construction de l’identité en rapport au territoire. Le concept central de migration donne à penser qu’une seconde naissance au milieu est possible et désirable. Non seulement peut-on naître métis, mais également le devenir, sinon même autochtone au sens de l’oie blanche ou du saumon. Pour ce, il faut contracter une certaine manière d’être du natif : avoir souci et prendre soin de la terre, témoigner pour elle à travers vie et œuvres, mettre en partage ce souci et ce témoignage, entre milieux, terres alignées dans la Terre.
Le territoire communique à ses habitants humains et ailés, aux caribous et aux pollens l’élan de la migration, dont le rythme est scandé par les saisons qui s’exhalent de la terre, elle-même en mouvement dans un immense environnement de planètes et d’étoiles. Tout ceci se reflète, par l’art, dans le trait continu du fleuve aux grandes eaux.
Postscriptum
La rédaction de ceci m’a naturellement conduit à visiter les Jardins du Précambrien. Derouin est un homme accueillant, chaleureux, disponible. Il affiche la carrure et l’énergie de qui a travaillé avec tout son corps sa vie durant. Il a toutes les allures d’un bon vivant, joues rouges, bonhomie, simplicité, cordialité.
Il a réalisé, non loin de là et sans subvention publique, une murale aux couleurs vives de 160m linéaires qui revêt maintenant le marché de son village. « Ce projet a permis de sauvegarder le Centre d’alimentation de sa disparition au profit des grandes surfaces » (Derouin, 2013, p. 422). C’est dire l’engagement de l’artiste dans son milieu, grande constante de sa vie : « S’il y a un trait continu, écrit-il à son propre sujet, c’est l’engagement et le public. » (Derouin, 2013, p. 29) Dès que ma conjointe Aniane et moi l’avons approché, il avait tout à nous dire, non sans mûre conviction. En particulier, que lorsqu’on approche un artiste visuel, il faut s’attacher avant tout à ses œuvres, ensuite à ses paroles. Parce que les mains pensent, nous a-t-il dit avec insistance, déployant sous nos yeux les siennes, gravées de tant d’ouvrage lourd de sens. Oui, les mains de l’artiste pensent et pèsent, souvent mieux que ses mots. Alors il faut se taire, ouvrir les yeux, regarder, se laisser repenser par l’œuvre. C’est pourquoi mon texte doit s’effacer et nos yeux retourner à la matière ouvrée. Derouin a généreusement accepté d’ouvrir ici-même une fenêtre directe sur son travail en nous communiquant de ses images après lecture de ce texte. Ce n’est qu’une amorce. On pourra ensuite visiter l’atelier de Val-David ou les œuvres exposées dans plus d’un musée, parcourir le visuel de Graphies d’atelier. Le trait continu ou l’ouvrage Derouin. L’art comme engagement (Graveline, 2009), sans doute le meilleur pour voir les œuvres. Je chéris ma copie, dans laquelle l’homme m’a glissé une invitation au voyage, au long voyage du migrant longeant le fleuve qui porte une goélette…
Pour nous rendre aux Jardins du Précambrien, nous avons choisi le dernier samedi de juillet, précisément le jour où Pierre Morency, écrivain qui m’est un estuaire depuis la fin de l’adolescence, était invité par René Derouin. Moment aux limites du dicible, où les intensités du vent dans les feuillages et les chants d’oiseaux semblaient orchestrés aux inflexions de la parole du poète. Justement, Morency se situe sur cette fine crête entre le mot et la terre nommée, avec un égal étonnement pour l’un, l’autre et leur rencontre. Si la langue permet de cultiver une attention détaillée envers le vivant qui nous entoure, c’est qu’elle n’est pas passive devant lui : elle procède d’un même mouvement. Ainsi Morency s’amusant sur les variations du mot passage, par expansions, contractions, sections, greffons. Pas, sas, sage ou pas sage, assagit, âge. La langue se développe comme des variétés dans le royaume végétal, à partir de mots-racines, variétés qui tantôt deviennent à leur tour des sortes d’espèces par mille usages et ramifications, tantôt subissent l’extinction, faute de force expansive. Elle procède, génétiquement et historiquement, comme la vie dans le jeu des descendances : multiplication, division, hybridation, reproduction, élimination, adaptation au climat, migration… C’est cela, une résonance intime de l’œuvre et du monde dans les forces de leur devenir, que Derouin me semble également exprimer, cette fois entre la main qui grave sa portion de matière et le temps qui sculpte le continent. Une telle connivence – mieux, une telle amitié entre le poète et le plasticien, sous nos latitudes, ne peut que réveiller la vie du fond du fleuve.
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Un lettré de l’Île d’Orléans s’adressant à un couple de fermiers qui a trouvé à la pointe d’Argentenay un mystérieux objet noir, apparemment venu du fond des temps :
Comment un artiste peut-il se dessaisir de dizaines de milliers d’œuvres qui ont exigé de lui des années de travail ? Je n’y vois qu’une raison et, je vous préviens, elle n’est pas facile à comprendre et à accepter. C’est la volonté d’accomplir un acte de réconciliation. Réconciliation avec son passé, sa famille, sa mémoire personnelle et aussi avec la mémoire de la collectivité. Oui, bien sûr, ce geste de l’artiste a quelque chose de vaste, de généreux, d’absolu. Mais il me plaît assez, à moi, de penser que le fond de notre fleuve n’est plus – à l’image des lointains sombres de toute mémoire – un fond obscur qui passe avec le courant, ne retenant que des carcasses, des épaves, des sédiments parfois douteux. Dorénavant des œuvres d’art éclairent le lit invisible du fleuve. Comme ces magnifiques peintures d’animaux, œuvres datant de dix mille ans, qui ornent les parois de cavernes encore vierges et qui peut-être, dans le secret de la terre, continueront de produire leur lumière jusqu’à la fin des temps. (Morency, 1996, p. 120-121)
̶ Prononcé par Pierre Morency en personne aux Jardins du Précambrien, le samedi 26 juillet 2014, devant son ami René Derouin et tout un bouquet de migrants estivaux, dans l’assemblée des bois laurentiens.
Notes
[1] René Derouin, Graphies d’atelier. Le trait continu, textes établis et présentés par Gilles Lapointe, Montréal, Fides, 2013, p. 176-191. Sur la notion, aux multiples résonances chez Derouin, de trait continu, il écrit : « Au XVIIe siècle, les calligraphes espagnols traçaient à la plume des lignes continues sans lever la main. Je trouve un trait continu similaire dans le linéaire graphique des stèles mayas, ainsi que dans plusieurs reliefs aztèques et zapotèques datant de plusieurs centaines d’années avant la Conquête. Me rappelant mon survol du territoire du Nouveau-Québec à la fin des années 1970, je note des similitudes entre les ensembles graphiques que forment les tourbières de la taïga, le baroque de l’église de Tonantzintla et les drippings de Jackson Pollock. » (Derouin, 2013, p. 424)
[2] Sourcier des traditions ancrées dans le territoire américain, Derouin est tout à la fois « captivé par la technologie en devenir et tout ce qui annonc[e] le futur », témoin le voyage dans l’Ouest américain en 1969, lors duquel il visite « les universités, les centres de recherches et de prospectives […], l’Université Pasadena, son centre informatique, la Rand Corporation Prospective, l’Université Berkeley » (Derouin, 2013, p. 150). Ce pèlerinage dans le futur, suivant de près le voyage au Japon (1968) où le poids formel de la tradition avait été éprouvant, a été préparé par le livre d’artiste Deadline (1969) et a donné naissance à Série Techno I et II (1970-1971). Voir le portfolio de Graphies d’atelier, p. 148-155. « Je voulais aller vers le futur avec un avenir métissé », écrit-il rétrospectivement (Derouin, 2013, p. 148).
[3] Tous deux parus à Montréal, l’Hexagone, respectivement en 2001 et 2007.
[4] L’ouvrage s’ouvre sur plusieurs dizaines de pages consacrées à la correspondance de Derouin lors de ces deux voyages. Ces lettres au caractère naïf, peu ou pas réflexif, peuvent donner une entrée en matière quelque peu rébarbative pour qui n’est pas encore un initié ou un amateur consommé de l’art de Derouin. Mais ce qui pourrait ainsi apparaître comme un défaut est largement compensé par la richesse et l’équilibre de l’ouvrage qui se dégagent d’une lecture d’ensemble.
[5] L’exposition Éclipse qui s’est tenue à la Galerie Lounge TD (Montréal) de février à mai 2014 mettait en valeur ces portes ouvertes à la lumière, les œuvres étant placées tantôt sur des plaques lumineuses, tantôt devant les fenêtres, les intensités propres à l’œuvre variant alors en fonction de celles du climat extérieur.
[6] On aimerait citer les pages suivantes qui creusent cette notion d’américanité ainsi que celle de métissage, si déterminantes pour l’œuvre, mais mieux vaut y renvoyer le lecteur. Ce premier ouvrage est incontournable pour aborder les motifs profonds animant le travail de Derouin.
[7] Le document le plus étoffé sur l’œuvre Migrations demeure, de René Derouin, Ressac. De Migrations au largage, Montréal, L’Hexagone, 1996.
Bibliographie
Derouin, René (1993). L’espace et la densité. Montréal, L’Hexagone.
(1996). Ressac : de Migrations au largage. Montréal, L’Hexagone.
(1998). Paraíso : la dualité du baroque. Montréal, L’Hexagone.
(2001). Pour une culture du territoire. Montréal, L’Hexagone.
(2007). Les jardins du Précambrien. Montréal, L’Hexagone.
(2013). Graphies d’atelier. Le trait continu, textes établis et présentés par Gilles Lapointe. Montréal, Fides.
Graveline, Pierre, dir. (2009). Derouin. L’art comme engagement. Montréal, Fides.
Morency, Pierre (1996). La vie entière. Histoires naturelles du Nouveau Monde, Montréal, Boréal.