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Penser avec
Gabriel Marcoux-Chabot, écrivain
Moïse Marcoux-Chabot, documentariste
Texte intégral en pdf
De la fraternité
Mathieu Gagnon
L’enchanteur et le barde[1]
C’est par une matinée ensoleillée de juin que nous sommes partis, Gabriel l’enchanteur, Moïse le barde et moi. Après avoir quitté la ville de Québec par le pont Pierre-Laporte, nous empruntâmes la 20 Est pour la quitter par le truchement de la route 279 Sud, entrant en terre de Bellechasse d’abord en passant par Saint-Charles-de-Bellechasse, puis par Saint-Gervais, pour finalement arriver à Saint-Nérée, en direction du 5e rang, en frôlant Saint-Lazare-de-Bellechasse. Une belle équipée que nous faisions, à bord d’une vieille Toyota Tercel inquiétante mais loyale, Moïse et moi accompagnant Gabriel dans son périple jusqu’à la grande rivière[2] de son enfance, enfouie dans un boisé de Saint-Nérée. Je voulais m’immiscer dans leur relation afin de préparer ce texte et les riches discussions qui ponctuèrent le voyage me confirmèrent la justesse de ma démarche, en plus d’agrémenter mon quotidien de thésard de philosophie. C’est que nous avions pour mission d’aller récolter les pierres nécessaires à la concoction d’une bière aux roches, potion magique d’imaginaire massif devant être bue au lancement du dernier roman de Gabriel Marcoux-Chabot, Tas-d’roches, paru aux éditions Druide en août 2015.
C’est en effet à un véritable enchantement de ce boisé que s’est livré l’auteur dans son dernier roman, bien que cela ne résume pas toutes les péripéties qu’y traverse son héros, Joselito Goulet, dans un univers littéraire éclectique, quelque part entre la littérature moderne québécoise, l’exagération rabelaisienne et les métaphores donjondragonnesques. Le boisé y devient animé par la langue innue, ce qui en déconcertera certains sur le plan géographique, l’effet étant néanmoins indéniable sur le plan poétique, sans compter les crânes de sorcières qui s’y cachent un peu partout, jusque dans la rivière où ils étaient pour nous des perles rares parmi les pierres grises ramassées en ce 17 juin 2015.
Son frère, Moïse le barde, enregistrait le tout afin de faire un court film promotionnel pour le lancement de Tas-d’roches alors que je les suivais pour préparer ce texte en jouant au sherpa. Les bardes ont pour rôle social la distribution du blâme et de la louange à travers la poésie et le chant. Ils ont toujours participé à l’entretien de la mémoire des personnages et des événements. Depuis, les supports mnémoniques ont changé, mais Moïse, comme bien d’autres documentaristes, me semble bien faire partie de ceux qui remplissent cette fonction, le jugement moral se trouvant cependant davantage dans le traitement du sujet que dans un éloge ou un blâme explicite. Comme il l’écrit lui-même sur son site :
Je ne suis ni neutre, ni objectif. Une arme à feu est neutre et objective. Une caméra est neutre et objective. Ceux qui les manipulent sont positionnés. Ce qu’ils visent relève d’un choix subjectif. Mon point de vue est subjectif, positionné et engagé[3].
Aujourd’hui, il met sa caméra au service de son frère dans un court film qui fait la louange, ou la promotion si vous préférez, de son nouveau roman, et plus précisément de la bière qui sera bue au lancement (c’est toujours un bon moyen d’attirer les convives que d’exhiber alcool et boustifailles !) La caméra de Moïse joue souvent ce rôle de mettre en valeur ou de critiquer différents personnages à partir de sa perspective personnelle, quoique ce soit le plus souvent dans un contexte documentaire et non promotionnel. Dans Ce qui transforme (novembre 2014), Lespouère (avril 2014) ou Le collabo (mai 2013), Moïse nous laisse jauger des personnages inédits à travers sa caméra. Il nous dit, à propos du Collabo :
Dans le fond, c’était d’approcher quelqu’un qui, a priori, fait quelque chose avec quoi je ne suis moralement pas en accord. C’est un stool, quelqu’un qui dénonce des gens qui sont impliqués dans les mouvements sociaux, qui les surveille, et en même temps, j’étais curieux de connaître c’est quoi sa position pis sa démarche. (…) Je le laisse me raconter son histoire pis on l’écoute, pis après ça on peut se faire un jugement là-dessus.
Un barde des temps modernes donc, pour étirer la métaphore donjondragonnesque à son maximum ! Les sujets traités par Moïse Marcoux-Chabot vont des bâtisseurs d’alternatives aux chroniques de la répression, répression que je ne voudrais pas qualifier d’ordinaire, mais qui devient de plus en plus routinière. Depuis son film sur la manifestation au Congrès du Parti libéral du Québec du 4 mai 2012, il montre au fil de plusieurs courts métrages, d’Autour d’une souricière (avril 2013) au Règne de la peur (mai 2013), ce qui m’apparaît comme le durcissement d’un régime policier où la matraque remplace le dialogue afin de nous enfoncer l’austérité dans le gosier. Pour Moïse, il s’agit aussi de participer à la mémoire collective, de l’enrichir du récit intime d’expériences alternatives que les médias de masse gardent le plus souvent hors champ :
Mon intention était plutôt, ayant perdu confiance en ces médias-là, de devenir un média pour les gens à qui je veux m’adresser. (…) Mettons Autour d’une souricière : je ne l’ai pas fait pour expliquer simplement et rationnellement le déroulement d’une manifestation, la conclusion avec les chiffres, avec le nombre d’arrestations, le nombre de vitres cassées, etc. J’essaie de restituer l’expérience vécue aux gens qui l’ont vécue et à leurs semblables, pour l’inscrire, pour leur permettre d’avoir un regard, un recul, une certaine interprétation de ce qu’ils viennent de vivre, et de se rendre compte que c’est important. Pis aussi de garder ça pour la mémoire.
Gabriel est aussi devenu un habitué des manifestations lors du Printemps érable de 2012, jouant son rôle d’enchanteur avec son personnage de Banane Rebelle. Il fallait bien trouver le moyen de s’amuser un peu au travers d’une lutte qui fut brutale pour plusieurs, en rire plutôt qu’en pleurer, de la violence policière et de l’arrogance libérale. Cette reductio ad absurdum de l’attitude de confrontation du gouvernement libéral de Jean Charest à l’endroit des étudiants était une façon de ridiculiser un gouvernement qui se prétend démocratique tout en se refusant au dialogue, le vrai, celui où les options restent ouvertes, celui où l’on admet la possibilité de changer d’idée :
Il y a quelque chose qui est probablement à la base même de ma démarche et c’est de garder ouverte la possibilité du dialogue. Je le synthétiserais comme ça, parce que je pense que c’est ma principale motivation dans tout. J’ai l’impression qu’à partir du moment où tu as une multiplicité de voix qui se rencontrent, là quelque chose peut naître, est possible. Pis je pense que ce qui m’avait le plus scandalisé en 2012, mettons, qui avait été à la source de tout le reste, qui avait été à la source de mon engagement social disons, c’était que je m’étais rendu compte qu’un parti, au gouvernement, au pouvoir à ce moment-là, refusait tout dialogue : c’est-à-dire que tu ne pouvais pas lui parler, qu’il ne t’écoutait absolument pas. C’était un refus complet d’écouter les gens et ce refus d’écouter les gens, je crois que c’est ce qui me scandalise le plus finalement.
C’était une manière de dénoncer, mais aussi d’enchanter le quotidien des manifestations étudiantes, de mettre son imaginaire au service d’une cause sociale sans s’effacer dans une masse anonyme, le pseudonyme faisant alors office de nom propre. Si on lit le premier roman de l’écrivain, Il tombe des anges, paru en 2007, on découvre pourtant un jeune homme désenchanté et retiré, à en être dégoûté par les ombres qui se font passer pour des vivants dans une ville trop grise et frigide pour lui. Pourquoi un écrivain père de famille qui avait jusque-là été vaguement apolitique décide-t-il de se lancer ainsi dans la mêlée ? Sans être des œuvres autobiographiques, les écrits de Gabriel Marcoux-Chabot font tout de même écho à sa propre vie :
Il y a Le rire du fou, Il tombe des anges puis après ça Le rire du fou deuxième édition, puis après ça Tas-d’roches, pis y a un parcours là-dedans. Dans Le rire du fou il y a juste ça, une distance, que tu peux qualifier de stoïque, ou en tout cas de philosophique, qui est une mise à distance du monde : je l’observe de mon point de vue et je le juge. Il y a un jugement, dans la distance, et il y a un rire, mais un rire ironique et moqueur : « Je vois des choses que vous ne voyez pas, je me moque de vous ! », et là, pour ceux qui se reconnaissent là-dedans, eh bien on se moque ensemble, de ceux dont on comprend les erreurs. Pis après ça, il y a Il tombe des anges, où il y a le choc de cette solitude-là. En fait, il y a une solitude, un isolement qui vient avec cette attitude-là, qui peut être douloureuse et qui est vécue de façon douloureuse dans Il tombe des anges. Après ça, dans Le rire du fou deuxième édition, il y a comme une reprise de ce cheminement-là parce que là, mon fou, qui était juste dans le rire ironique, il traverse l’épisode des soupirs où il vit cette solitude-là aussi, disons les émotions personnelles négatives associées à cette distance par rapport à la société. Pis après ça, vers la fin, dans mon dernier vrai texte du Rire du fou deuxième édition (c’était un an avant 2012, un an avant Banane Rebelle), il appelle à mêler son rire à celui de la foule : « Je me laisse emporter par le vivant courant de l’humaine hilarité, qui se moque de la mort et rit au nez du temps. » Il y avait comme un besoin que ce rire-là ne soit plus un rire distant, mais qu’il soit mêlé à la foule, qu’il soit bousculé par la foule, qu’il soit inclus dans le groupe, pis tu sais, un an après avoir écrit cette phrase-là, j’avais un suit jaune pis j’étais dans les manifestations.
L’ouverture au dialogue est bel et bien au cœur de la démarche de l’écrivain natif de Saint-Nérée, ce qui implique de s’y être soi-même ouvert. Au sujet de son rapport au politique, il mentionne : « J’ai besoin de gens plus radicaux pour me nourrir, pour me rappeler tel point de vue, la réalité vue de telle façon. »
Frères d’armes et frères de sang
Ce contact avec des gens plus radicaux, Gabriel l’a entre autres trouvé à travers sa relation avec son frère Moïse, particulièrement dans le contexte de la grève étudiante de 2012. Le Printemps érable fut une forme de retrouvailles pour eux, chacun ayant pris son chemin de vie après une enfance et une adolescence marquées par la proximité entre frères, nés respectivement en 1982 et 1985. Ils ont même été colocataires dans leur vie de jeunes adultes, jusqu’à ce que Gabriel emménage avec sa conjointe pour accueillir ensemble leur premier enfant :
– Moïse : Là c’était la fin de notre relation de colocation et de frères. J’avais un petit peu l’impression de perdre mon frère à ce moment-là. Ben, pas nécessairement de perdre mon frère, mais il y avait de quoi qui ne serait plus jamais pareil. Pis après ça, dans les années qui ont suivi, moi je suis de plus en plus rentré dans le monde politique, l’anthropologie, la militance ; j’ai développé une vision critique, je me suis rapproché de l’anarchisme, de modes de vie alternatifs.
– Gabriel : Alors que moi c’était travail, famille, mais pas encore la patrie !
– Moïse : Travail, famille et création, culture. Pis finalement, après quelques années et des parcours assez différents, on a convergé pour se trouver plein de points communs, pis là c’est moi qui vais rentrer dans la parentalité bientôt.
Cette complicité renouvelée a entre autres abouti à un texte commun, Frères d’armes, présenté dans le cadre du colloque international La création comme résistance, en mars 2014, à l’UQAM, ainsi qu’aux Courts critiques du 25 février 2015, au Centre PHI à Montréal. C’est qu’au travers des événements de 2012, ils ont collaboré à l’édification du personnage de Banane Rebelle, Moïse travaillant sur l’iconographie entourant le personnage. Les armes dont nous parlons ici sont médiatiques :
– Moïse : « Frères d’armes », on l’a utilisé dans le texte, pis ça s’applique bien à ce qu’on a vécu et tout, mais ça appartient à l’univers de ce texte-là. Dans la vie, je ne suis pas là : « Heille ! Gabriel, mon frère d’armes ! » Il représente le sentiment de lutter ensemble, de se retrouver sur un champ de bataille commun, avec tout un imaginaire médiéval. (…) On sait qu’on est là l’un pour l’autre, qu’on mène des luttes ensemble un certain temps, avec une espèce de dynamique où on était chacun dans notre ville. On a vécu 2012, toi à Québec, moi à Montréal, à s’appeler, sur facebook, sur internet : « Heille ! Peux-tu me faire une affiche ? » « Oui, voilà ! », à être vraiment dans une espèce de solidarité, et à travers nos différents projets, il y avait quand même un objectif commun, où l’on sait c’est qui, entre gros guillemets, l’« ennemi », le camp adverse, et sur tout ce qu’on peut faire pour s’aider, on n’a pas besoin de se poser de question stratégique, on est là l’un pour l’autre, pour s’aider. Pis, ça fait aussi référence à l’univers chevaleresque.
– Gabriel : C’est drôle, je le vois tout le temps plus avec des guns, mon univers est plus contemporain quand je dis « frères d’armes ». C’est pas médiéval pantoute. Mais, ce que je voulais dire, et c’est pour ça que je trouve que « frères d’armes » fonctionne assez bien, c’est dans le sens que ça a été très pratique. Parce qu’on n’a pas eu, je ne me rappelle pas qu’on ait eu une grosse conversation, disons, où on aurait partagé nos visions politiques à ce moment-là, et où Moïse, tu sais j’imagine un film biographique sur l’histoire, m’aurait convaincu de la justesse de la cause, ou quelque chose comme ça. (…) On a eu l’impression, poussés par les différents courants de la vie, de tout à coup se retrouver dans la même lutte.
– Moïse : On partageait une indignation collective en même temps que tout le reste du Québec, ou en tout cas, 300 000, 400 000 personnes à être comme : « What the fuck ! », à être indignés par les mêmes articles, les mêmes décisions, les mêmes discours.
– Gabriel : Ouin, on n’était pas deux dans cette histoire-là. Il y avait pas mal de monde qui se retrouvait là-dedans.
En effet, nous étions nombreux à tenter de soulever la chape de plomb économiste qui pèse sur nos aspirations comme une interdiction d’imaginer quoi que ce soit d’autre qu’un éternel présent d’efficience sans déficit et de croissance alimentée aux combustibles fossiles. La stérilité de l’imagination en pousse même plus d’un à rejeter la gratuité scolaire comme une utopie, alors qu’elle figurait déjà dans les objectifs du rapport Parent en 1964. Régression tranquille, oubli du passé et fermeture de l’avenir.
Il y a donc une forme de solidarité qui va de soi dans la lutte, lorsque l’ennemi se montre la face. L’opposition au gouvernement libéral et à ses coupes ne fut pas formée par un agrégat d’individus dont les intérêts personnels étaient attaqués, à l’instar des carrés verts qui n’eurent que peu de succès. Les carrés rouges formaient plutôt un rassemblement de groupes indignés par le mépris affiché envers des pans de notre culture commune. Ce sont ces groupes préexistants, principalement les associations étudiantes et parmi elles, principalement l’ASSÉ, qui avait formé la CLASSE, qui ont mobilisé leurs membres, et auxquels ont pu se greffer une myriade d’individus tout aussi indignés, mais plus difficiles à mobiliser. L’accessibilité à une éducation de qualité, le droit de manifester, la solidarité syndicale et le respect des démunis sont des valeurs ancrées profondément dans le Québec, et leur remise en question constante par le gouvernement ou les radios-poubelles offense bien au-delà de tel ou tel désavantage personnellement subi dans le quotidien, quoique l’un n’exclut pas l’autre. L’indignation commune se fonde sur une culture commune qui précède et sous-tend la lutte, une culture que l’on transmet par la famille, l’éducation et la socialisation :
– Moïse : Ça aurait pu être autrement, comme plein de frères et sœurs sont proches dans l’enfance puis après s’éloignent ou se découvrent différemment. C’est un peu déjà présent dans l’amour inconditionnel des parents envers leurs enfants, qui est plus fort, qui est là en premier, et qui est alimenté par toutes ces querelles, mais par tous ces jeux aussi. Il n’y a personne que je connais depuis aussi longtemps que Gabriel, avec qui j’ai autant partagé. Ben, depuis qu’on est adultes et qu’on vit d’autres choses, nos expériences se diversifient, mais on a un lien, une base, une culture commune. Toute notre culture, on la partage.
– Gabriel : Oui, tantôt, j’ai pu faire une joke à Moïse, tu sais, lui dire une phrase qui vient d’une cassette de Tintin et l’oreille cassée qu’on a écoutée quand on avait huit ans, pis je peux lui dire cette phrase-là, pis il sait de quoi je parle pis il la trouve drôle.
– Mathieu : Ça donne une profondeur à la relation.
– Moïse : C’est comme si on partageait un cerveau un petit peu aussi.
– Mathieu : Ça serait-y ça, partager une culture, un esprit ?
– Moïse : Ben oui, t’as un fond qui va de soi.
– Gabriel : Oui, un fond qui va de soi, je trouve que c’est une belle expression.
Si la fraternité peut prendre bien des formes, ce fond qui va de soi est une solidarité nécessaire à la lutte. Celle-ci implique effectivement un changement de temporalité, une accélération du cours des événements qui nous bouscule et exige de nous que nous soyons déjà prêts, que nos alliés soient déjà à portée de main, ou de clavier :
– Gabriel : Le sentiment d’être « frères d’armes », c’était ça un peu. C’était de pouvoir s’écrire, justement, à 1 h 30 du matin, ou à 11 h, pis de dire : « Heille ! Peux-tu me faire ça ? » À ce moment-là, c’était l’urgence, on ne savait jamais quand ça pouvait se terminer, et ça pouvait se terminer d’un bord comme de l’autre. Il y avait comme une espèce de victoire possible pour le mouvement, ou de défaite. En tout cas, moi je me disais tout le temps, ça pouvait finir n’importe quand, ça fait qu’il fallait essayer d’agir tout le temps dans l’urgence, le plus rapidement possible, pour essayer de changer le cours des choses. (…) Ton fond commun que t’as, ça fait que quand l’urgence arrive, ben c’est plus facile de savoir quels bons gestes poser. Il n’a pas à me convaincre de la justesse de sa pensée globale. À un moment donné, il a besoin d’un coup de main pour de quoi, mais en général c’était plus l’inverse, il me donnait des coups de main sur des affaires à ce moment-là, mais c’est plus facile d’agir parce que t’as déjà une base solide de compréhension mutuelle. Pis après ça, ben « go ! » on peut agir, on peut se garrocher des trucs pis on n’a pas besoin de dix heures de discussions et d’assemblées générales. C’est l’avantage de l’action rapide dans le fond.
– Moïse : À la fin du texte Frères d’armes, il y a une ligne qui est : « Je sais que c’est dans les épreuves partagées que se construisent les solidarités. » Pis c’est un petit peu ça aussi l’idée. Après maintenant, après avoir vécu cette lutte-là ensemble, avoir partagé des luttes, des solidarités, on devient plus forts, notre lien est plus fort, pis pas juste nous deux, mais collectivement. L’ensemble des gens qui ont traversé ça, l’ensemble du Québec qui partageait ces sensibilités, après ça on sait qu’on a vécu cette espèce d’épreuve-là, on l’a, on a le même background, la même expérience, comme les gens qui ont vécu fortement Octobre 70. T’as un fond commun, d’expérience d’opprimés ou de personnes en lutte, de guerriers dans un camp qui fait que là, tu es transformé, tu ne peux plus reculer en arrière. T’as ça qui est commun, qui est partagé et que tu sais que les autres ont. Tu peux te reconnaître sur cette base-là. Ça, on le vit intensément collectivement, mais après ça, intensément dans les communautés, les gens proches, les gens d’une asso, les gens d’un collectif, qui ont vu leurs amis se faire arrêter ou qui à un moment donné ont ressenti un grand pouvoir d’agir sur la société (…) ça c’est très très très fort et peu importe le résultat du mouvement social, peu importe le résultat de la grève, il y a une espèce de fruit, qui va prendre encore des années à mûrir, qui est : comment ces épreuves partagées-là créent des liens, créent des alliances, renforcent des liens, à l’échelle de la vie. (…) C’est à plein de niveaux et pour moi, c’est un concept essentiel : ce qu’on vit ensemble comme épreuve et qu’on fait jusqu’au bout, ça nous éprouve, mais ça nous renforce.
– Gabriel : C’est vrai que dans le fond, alors que « frères de sang » t’offre un fond commun naturel, sur lequel t’as pas de contrôle, après ça, une expérience commune partagée crée ça, peut le créer et dans notre cas le renforce, individuellement, mais ça le crée à une échelle sociale. Je me sens un sentiment de fraternité avec tous ceux qui ont traversé 2012 dans le même genre de position.
– Moïse : « Frères et sœurs, nos milliers d’astres durs[4]… »
La fraternité, la force des liens permet de lutter, mais la lutte renforce aussi les liens, la fraternité.
L’engagement social ou politique des deux frères dépasse évidemment les événements de 2012. Moïse demeure vigilant envers les agissements policiers dans les manifestations, de la manif du 1er mai à celle de la Coalition opposée à la brutalité policière (COBP), dans une démarche révélant la fonction de normalisation jouée par les forces policières, au-delà de leur mandat de faire respecter la loi et l’ordre. On peut s’en remettre aux paroles de Michel Foucault parsemant le court métrage Autour d’une souricière pour les explications, le film relatant les événements d’une manifestation en faveur du droit de manifester, droit remis en question par le règlement P-6, toujours en vigueur malgré la controverse l’entourant : « La police a été, depuis le xviiie siècle, une espèce de formidable instance de régulation sociale, de surveillance perpétuelle, de correction incessante du comportement des gens. Une instance, non pas tellement de justice, que de normalisation. Il ne s’agissait pas tellement de faire appliquer la loi que d’obtenir un comportement normal, conforme, des individus[5]. » La critique que Moïse Marcoux-Chabot adresse à notre monde néolibéral sécuritaire se poursuit jusque dans la dystopie dans le court métrage Gaspésie 2023, une de ses rares fictions.
Gabriel, quant à lui, fut notamment victime de la morsure d’un chien policier particulièrement excité lors d’une participation, le 24 mars 2015, à une manifestation contre le budget d’austérité du gouvernement libéral, suite à laquelle il écrit une lettre ouverte au maire Labeaume l’accusant d’être responsable de la violence dans les rues de Québec. On peut y lire :
En juin 2012, vous avez fait adopter l’article 19.2 du Règlement sur la paix et le bon ordre qui restreint de façon abusive le droit de manifester. Cet article est une aberration. Au lieu de favoriser la paix et le bon ordre, il attise la haine et provoque des tensions, obligeant le Service de police à réprimer par la force des manifestations autrement pacifiques. En faisant adopter cet article, vous avez agi de façon irresponsable et dangereuse. Vous devez le reconnaître aujourd’hui[6].
Les policiers de Québec avaient alors encerclé un groupe de manifestants et procédé à 274 arrestations au nom de l’article 19.2 du règlement susmentionné afin de remettre à chacun sa contravention. En réponse à la lettre de Gabriel, Régis y a été d’un commentaire d’une pertinence digne de sa grande finesse : « Quand tu te tires sur un policier avec un chien, attends-toi à avoir une réaction de la part du chien[7] ! » Oui, Gabriel s’est férocement garroché sur le chien sans défense… Oui, Régis. Ça rappelle un autre grand trait d’esprit du maire à propos de Noémie Trudeau-Tremblay (étudiante atteinte au visage par une grenade lacrymogène tirée à bout portant deux jours plus tard), qui entrainât dans son sillage une horde de commentaires tous plus accablants les uns que les autres sur les réseaux sociaux à propos de la jeune étudiante : « J’ai envie de dire, les gens, qu’est-ce qu’ils font là à deux pouces du nez des policiers. » Pour le maire, le règlement est bon, ses policiers agissent bien et les étudiants sont responsables des gestes violents posés à leur endroit. Malheureusement pour le maire, les règlements du genre sont sans doute en voie d’extinction, du moins espérons-le, depuis la décision rendue par la Cour supérieure à propos de l’article 500.1 du Code de la sécurité routière de Montréal, qui contient des dispositions semblables : « L’interdiction faite par le Code de la sécurité routière d’entraver la circulation dans les rues viole un droit constitutionnel », a conclu le juge Guy Cournoyer[8].
Pendant toutes ces années, un autre engagement plus discret a pris à Gabriel une partie de son temps. Il s’agit de transmettre la vocation d’enchanteur aux enfants (et parfois aux adolescents) cette fois. En tant qu’écrivain, le fils de Saint-Nérée transmet donc son goût des lettres et de l’imaginaire à travers des ateliers d’écriture où des élèves du primaire et du secondaire voient leurs textes édités et mis en livre aux éditions La nef des fous. Ça fait changement des spectacles de danse de fin d’année !
Le rapport aux médias : entre guérilla et infiltration
Que ce soit pour dénoncer ou diffuser, pour critiquer ou pour créer, les deux frères bellechassois ont développé un rapport d’indépendance face aux grands médias, sans nécessairement leur tourner le dos complètement. En ce qui a trait à la militance, leurs stratégies diffèrent, bien qu’elles se recoupent :
– Moïse : Je m’adresse à une communauté. J’ai un pouvoir de média, je peux le faire. Je n’ai pas besoin d’attendre, de faire un communiqué de presse pis une conférence en espérant que TVA reprenne un peu mes mots, tout ça un peu édulcoré. Mon film, je le fais comme j’ai envie de le faire et je l’adresse aux gens qui veulent bien l’entendre, aux gens que je reconnais, que ça va intéresser. Je n’essaie pas d’imiter un grand média, donc le niveau de la guérilla, c’est ça aussi. (…) Sous le radar : 99,9 % des Québécois n’ont jamais entendu parler de mon travail médiatique à cette période-là : pis ça ne me dérange pas. Ça a eu un impact sur une partie de la population qui est importante à mes yeux.
– Gabriel : Moi c’est différent tu sais. Dans le sens qu’en 2012, j’essayais de trouver des façons d’agir qui aient un impact quelconque, mais ça a passé beaucoup par rejoindre les médias traditionnels justement, à cause de photos de Banane qui circulaient partout. En même temps, ça crinquait les troupes : c’est l’fun d’arriver en Banane dans une manifestation parce que les gens étaient contents pis il y avait un enthousiasme qui se créait. L’intention était d’agir, mais après, c’était de la réaction : avec ce qui se passait, essayer d’être le plus efficace possible, pis là bon, je ne suis pas sûr d’avoir été tout le temps à mon meilleur. (…) Dans tout combat social, le danger c’est l’épuisement, parce que tu sens ton impuissance à transformer le monde, mais tu te dis quand même qu’il faut que tu fasses quelque chose, pis là ça peut te pousser à faire des gestes autodestructeurs, dans le sens de gestes dont l’efficacité va être limitée, mais qui vont complètement te miner de l’intérieur. C’est cette idée-là de choisir ses combats, et l’idée que la résistance, le combat, est permanent. Ce n’est pas parce qu’un parti est élu plus qu’un autre que là : « Yé ! On a gagné ! » Je me suis comme sorti ça de la tête, fait que, à ce moment-là, ça te prend une capacité de résister longtemps. Probablement que le combat dure toute une vie. Le monde va se transformer, il va peut-être ressembler un peu plus à ce que l’on pourrait vouloir collectivement, ou non, mais n’empêche qu’il faut qu’une certaine vision du monde perdure pis continue d’exister, donc il faut dépenser le moins d’énergie possible pour être le plus efficace possible. Alors que toi tu parlais de guérilla, ben à la limite, j’ai plus l’impression de faire une job d’infiltration, parce que j’ai un profil professionnel qui me donne plus facilement accès à des médias.
Il s’agit pour une grande part de savoir prendre l’initiative, faire son documentaire, travailler son personnage, envoyer ses lettres aux médias, etc. Sur le plan professionnel, tous deux entretiennent d’ailleurs chacun leur site internet[9] où il est possible de suivre leurs multiples activités, mais leur indépendance n’est pas un ermitage. Il s’agit de ne pas attendre qu’on vienne nous prendre par la main :
– Gabriel : Ça fait onze ans que mon premier livre a été publié, pis déjà c’était un petit éditeur, donc je faisais plein d’affaires moi-même, donc ça fait longtemps que je suis dans l’autopromotion disons. J’ai appris à faire des communiqués de presse, pis tu sais, à vendre mes trucs pis essayer d’avoir une espèce de figure publique qui me permet de vendre ça. Mon site internet est arrivé plus tard par exemple : une autoreprésentation professionnelle, disons, mais moi je ne visais pas des publics restreints ou marginaux, dans un sens, avec mes affaires. C’était plutôt une tentative, avec mes moyens. Je n’ai pas attendu non plus. À un moment donné j’ai fait ma propre maison d’édition et ma promotion, mais c’était un peu plus dans l’espoir d’avoir la même efficacité, de rejoindre la masse des écrivains publiés, médiatisés et tout, et j’ai vécu la difficulté de ça : tu travailles beaucoup pour très très peu de visibilité ou de résultats.
Pour Moïse, cette capacité à prendre l’initiative fut le résultat d’une première aventure de journalisme qui aurait pu finir complètement en queue de poisson, ne serait-ce de ce système D[10] qui est une qualité bien de chez nous :
– Moïse : Il y a dix ans… Ok. Anecdote : je suis au cégep, je suis dans le journal étudiant depuis deux ans, je vis la grève et tout ça, la grève de 2005, sept arrestations, pis là, j’ai gagné un prix dans un concours de journalisme collégial, entre les cégeps de l’époque, et le prix du concours est un voyage de journalisme dans un pays de mon choix des Amériques, avec les frais payés, avec publication dans le journal et parrainage par un journaliste professionnel. Fait que le prix c’est ça : gagnez un voyage de journalisme et soyez publiés dans L’exemplaire, le journal étudiant financé par la FECQ[11] je crois. Oui. Finalement, j’ai eu le prix, mais à cause de coupures gouvernementales, le journal étudiant L’exemplaire n’était plus publié, donc je n’avais plus de publication papier ; le partenariat avec La Presse, finalement, c’était comme juste pour avant, il n’y avait pas de publication dans La Presse, pis le parrainage avec le journaliste, ça ne marchait comme plus, parce que c’était L’exemplaire, le journal étudiant, qui le gérait. Fait que finalement, j’avais un voyage financé par l’OQAJ[12] dans un pays de mon choix des Amériques, pis là moi je n’ai pas de journal, mais je veux quand même écrire : je vais me faire un blogue. Et c’est la naissance de mon blogue. Ok, je vais faire un voyage de journalisme, mais je n’ai pas de supervision pis je n’ai pas de plateforme de publication, ben je le fais par moi-même pis je le publie moi-même. C’est une anecdote à laquelle je pensais. Tu sais, la prise de contrôle, pis se rendre compte : « Je n’attendrai pas après eux-autres. Faisons-le, prenons notre place : c’est ça là. »
Prendre l’initiative, ne pas attendre que la place soit offerte, mais tenter de s’en tailler une : ce sont aussi des idées à la base de la revue Milieu(x), issue précisément du bouillonnement politique de 2012. Le sentiment d’urgence qui en a émané nous a rappelé l’importance de l’action collective, que ce soit globalement ou en petites équipes, et les événements eux-mêmes ont poussé à un brassage des réseaux sociaux qui permit de nombreuses rencontres. C’est une idée qui ressort de ma rencontre avec les deux frères Marcoux-Chabot : le sentiment de fraternité familiale, de proximité culturelle, loin de confiner à un entre-soi stérile, peut être le tremplin d’une action collective, d’une lutte politique qui mène à de nouvelles rencontres et à un foisonnement créatif. Si j’ai insisté sur la relation entre les deux frères dans cet article, elle est un point de jonction entre deux réseaux sociaux propres à chacun. Il nous faut les multiplier, ces rencontres, ces croisements, et non simplement s’asseoir sur les solidarités acquises, et ne pas craindre l’inconfort et la différence. Rassembler dans un événement culturel, prendre part aux assemblées politiques, sortir de la routine et rencontrer, ce sont toutes des choses que l’on sait vaguement importantes, mais qui passent souvent en deuxième face à une routine qui, pour bien des travailleurs et travailleuses, est remplie de petites urgences prioritaires. En 2012, il y a eu de ces moments d’enthousiasme dans l’action publique qui ont révélé comment ces petites urgences personnelles peuvent paraître dérisoires, comment de nombreuses priorités que nous nous donnons peuvent être de faux soucis. Il est bon d’être bousculé de temps à autre, tant que l’on n’est pas seul.
De retour vers Québec dans la vieille Toyota Tercel, maintenant alourdie par le poids des pierres emportées, je suis fébrile à l’idée que nous nous rassemblerons sous peu pour le lancement de Tas-d’roches et pour s’imaginer ensemble que la bière aux roches de Saint-Nérée goûte les roches de Saint-Nérée. C’est un entraînement extrême de l’imaginaire, en vue de l’avenir.
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[1] Mathieu Gagnon est doctorant en philosophie à l’Université Laval.
[2] Le nom officiel de la rivière est la rivière du Sud.
[3] Moïse Marcoux-Chabot, documentariste indépendant, disponible à : moisemarcouxchabot.com/a-propos/
[4] Extrait de Frères d’armes, originellement tiré du Vierge incendié de Paul-Marie Lapointe (Saint-Hilaire, Mithra-Mythe, 1948).
[5] Extrait du documentaire de Philippe Calderon, Michel Foucault par lui-même, ARTE, 2003.
[6] La lettre fut publiée originellement dans le Journal de Québec (ou Journal de Montréal, comme vous le voulez), mais elle est disponible, avec les 2 228 signatures qui l’accompagnent, sur le site de l’écrivain : http://gabrielmarcouxchabot.com/lettreouverte/
[7] Ian Bussières, « Labeaume recommande aux manifestants de fournir leur itinéraire », La Presse, 26 mars 2015.
[8] Sarah R. Champagne, « À qui la rue ? À tous, la rue ! La Cour invalide un article du Code de la sécurité routière qui restreint le droit de manifester », Le Devoir, 13 novembre 2015.
[9] Moïse Marcoux-Chabot, documentariste indépendant : moisemarcouxchabot.com ; Gabriel Marcoux-Chabot : gabrielmarcouxchabot.com
[10] Pour débrouillardise.
[11] Fédération étudiante collégiale du Québec.
[12] Office Québec-Amérique pour la jeunesse.