L’Âge du pétrole – Éditorial

par Jonathan Durand Folco

Depuis une dizaine d’années, des milliers de livres, d’articles, de documentaires et d’émissions de télévision examinent, ressassent et décortiquent la « question pétrolière » sous toutes ses coutures. Avec la montée et le déclin de l’industrie des sables bitumineux, la tragédie de Lac Mégantic, les multiples projets d’oléoducs (Northern Gateway, Keystone XL, Trans Mountain, Énergie Est, etc.), l’exploration de gisements pétrolifères sur Anticosti, Gaspésie et Old Harry, nul ne peut ignorer cet enjeu géopolitique et économique fondamental qui anime l’appétit des actionnaires, agite l’espace public et divise la société. En cette période d’épuisement des ressources énergétiques et de lutte contre les changements climatiques, d’après-crise financière et de tentatives de relance par l’austérité et l’extractivisme, de lobbyisme agressif et de mobilisations citoyennes combatives, le pétrole se place au cœur de « l’air du temps ».

Alors pourquoi ajouter une énième publication sur ce sujet hypermédiatisé, ce débat saturé par les commentaires de tout acabit ? De grands scientifiques et de fines analyses politiques n’ont-ils pas déjà fait le tour de la question, et ne devrait-on pas passer à une autre thématique, un peu moins à la mode mais peut-être plus intéressante ? En fait, le risque de la surexposition médiatique consiste à faire passer un élément central de notre existence comme un simple sujet d’actualité, une nouvelle comme une autre qui occupe tout l’espace mental d’une collectivité pendant un moment avant de disparaître subitement dans l’oubli. Ce « piège de la conjoncture » nous amène à aborder la réalité dans la courte durée, voire dans l’instantanéité, alors que le surgissement de la question pétrolière indique peut-être une transformation plus fondamentale. Et si l’Âge du pétrole signifiait moins le Zeitgeist, c’est-à-dire le climat intellectuel et culturel d’une époque récente, que la fin d’une ère, d’une période historique beaucoup plus importante, voire d’une forme de civilisation ?

Pour appuyer cette hypothèse, il suffit de penser au terme « Anthropocène » popularisé par le météorologue et récipiendaire du prix Nobel de chimie Paul Crutzen. Ce concept cherche à caractériser une période géologique qui aurait débuté vers la fin du XVIIIe siècle avec la révolution industrielle, alors que l’influence des activités sociales auraient eu un impact majeur sur l’écosystème terrestre, l’être humain devenant une « force géologique » à part entière ! Or, de nombreuses critiques ont souligné à juste titre que le mot « Anthropocène » avait tendance à faire de l’Homme en général la cause première de ce bouleversement, alors qu’il s’agit plutôt d’un nouveau mode de production économique, capitaliste et industriel en l’occurrence, qui chamboulerait le métabolisme entre la société et la biosphère. Bien que le pétrole n’ait pas causé mécaniquement la révolution industrielle –  qui s’explique avant tout par une série de facteurs complexes (mutations techniques, institutionnelles, politiques et économiques)  – l’utilisation des énergies fossiles a été un véritable accélérateur de ce changement social sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Si la machine à vapeur propulsée au charbon représente l’archétype du progrès technique au XIXe siècle, il va sans dire que le pétrole devient l’assise géologique du modèle de développement hégémonique au XXe siècle.

C’est pourquoi nous pouvons employer l’expression de Pierre Rahbi, l’« ère pétrolithique », pour caractériser par une image forte l’ensemble des objets, pratiques et institutions qui découlent directement ou indirectement de l’utilisation massive de ce combustible bon marché : automobiles et camions, étalement urbain, maisons de banlieue et centres d’achat, avions, autoroutes et aéroports, plastiques, textiles synthétiques, détergents, adhésifs et cosmétiques, engrais chimiques, pesticides et agriculture industrielle, etc. Cette brève énumération montre bien que le pétrole n’est pas qu’une ressource énergétique neutre, une substance chimique comme les autres, mais un véritable catalyseur de techniques et de milieux, un élément structurant de notre rapport à l’espace et au temps. L’accélération de l’économie et du système de transports, du changement social et du rythme de vie sont directement corrélés et forment un processus autoalimenté, comme le souligne le sociologue Hartmut Rosa[1].

Qui plus est, l’accès à cette énergie abordable devient une condition sine qua non de la croissance économique, le « choc pétrolier » de 1973 marquant un tournant dans la conscience du caractère éphémère d’un tel approvisionnement. L’atteinte du pic de production de pétrole aux États-Unis, jumelée à l’abandon des accords de Bretton Woods et à l’embargo de l’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP), a donc signé la fin des Trente Glorieuses et de l’âge d’or de la société de consommation. Évidemment, cela ne veut pas dire que nous soyons sortis du consumérisme pour autant, mais seulement d’une période de forte croissance associée à la redistribution de la richesse, au plein emploi, à la montée des classes moyennes et à l’ouverture des opportunités pour les nouvelles générations. À partir des années 1980, ce seront plutôt les politiques néolibérales et la morosité générale qui donneront le ton, avant qu’une nouvelle parenthèse associée à la révolution informatique et à la mondialisation marque une nouvelle vague d’expansion économique qui semble maintenant s’essouffler.

Ce survol un peu trop schématique de l’Âge du pétrole vise à montrer que cette ère tire à sa fin sans que nous puissions encore imaginer un monde sans pétrole, comme si la modernité elle-même dépendait d’une multiplication incessante des possibilités d’action offertes par l’énergie à faible coût. Nous pouvons certes envisager une certaine « dématérialisation » des rapports humains par l’usage intensif d’internet et des médias sociaux, mais le fait de rester isolé dans sa maison de banlieue à cause du prix de l’essence ou d’un laissez-passer mensuel d’autobus trop dispendieux représente-t-il un idéal de vie bonne ? La voiture électrique constitue-t-elle la panacée, et les institutions économiques et politiques héritées du dernier siècle ne sont-elles pas dépassées par l’imminence d’un monde sans croissance exponentielle du PIB ? L’imaginaire collectif n’est plus structuré par les idées grandioses de progrès et de révolution, mais par l’anticipation sourde de l’effondrement écologique et de scénarios post-apocalyptiques, comme en témoignent plusieurs films, romans et discours à l’orée du XXIe siècle.

La conscience historique de l’Âge du pétrole consiste donc à prendre acte du déclin d’un certain modèle de civilisation et de la nécessité d’élaborer une alternative sociale à la hauteur des défis de l’époque. Or, le philosophe Jürgen Habermas note que la crise de l’État-providence et l’épuisement des énergies utopiques semblent se répondre mutuellement, comme une danse macabre où l’absence de repères collectifs et l’insécurité économique s’accompagnent de crispations identitaires et d’actions violentes, qu’elles se manifestent dans le djihadisme ou les meurtres de masse, la résurgence des traditionalismes ou la montée de l’extrême droite. Même si nous ne pouvons pas attribuer l’ensemble de ces phénomènes à la raréfaction des ressources pétrolières, ce qui serait absurde, l’incapacité d’opérer une transition énergétique, économique et politique pourtant nécessaire explique en grande partie ce contexte tendu. D’où la résonance de cette fameuse phrase de Gramsci qui exprime l’entre-deux dans lequel nous nous trouvons : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés. »

Cela représente-t-il le dernier mot de l’histoire ? Bien sûr que non ! Peut-être seulement la fin d’une certaine histoire, d’un certain ordre social qui aura consommé en deux cents ans la quasi-totalité d’une ressource naturelle léguée par des millions d’années de maturation. Ainsi, l’expression « Âge du pétrole » a le mérite de mettre en évidence l’historicité du système pétrolithique, et donc la possibilité de son dépassement. Pouvons-nous même dire, en paraphrasant le diagnostic de Marx, qu’avec « ce système social c’est donc la préhistoire de la société humaine qui se clôt » ? Si les possibilités de réformes politiques substantielles et l’horizon d’une éventuelle révolution ne semblent pas encore au rendez-vous, pouvons-nous tout de même observer les signes d’une transition « par le bas », initiée par une foule d’expérimentations locales, d’initiatives citoyennes et d’innovations sociales ? Comment bâtir nos milieux de vie pour que ceux-ci puissent devenir les espaces de l’après-pétrole, de l’après-croissance, de l’après-capitalisme ? Ces multiples questions, dont nous commençons à apporter quelques balbutiements de réponses, relèvent ultimement d’une même interrogation : que nous est-il permis d’espérer ?

[1] Hartmut Rosa, Accélération : Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2013.