Existences numériques : Caverne, Agora, et cetera desunt…

ÉDITORIAL

Existences numériques : Caverne, Agora, et cetera desunt…

Par Frédéric Dubois

Quiconque a déjà assisté à un cours d’introduction à la philosophie est sûrement familier avec la célèbre allégorie de la caverne. Souvenez-vous de cette histoire tirée de La République de Platon où des hommes et des femmes étaient enchaînés depuis leur naissance au fond d’une caverne. Ces derniers vivaient dans la noirceur, ne connaissant pas la lumière du soleil. Pire encore, les chaînes à leurs pieds et à leur cou étaient attachées de sorte qu’ils ne puissent regarder que devant eux. Sans jamais pouvoir se retourner, les prisonniers étaient condamnés à fixer le mur de la caverne toute une vie durant. Un feu avait tout de même été allumé plus haut, derrière les condamnés. Sa faible lumière se propageait de telle manière que se projetait sur les parois rocheuses l’ombre des passants et des objets qu’ils transportaient. Un étrange spectacle s’offrait alors aux prisonniers. Ils en venaient à reconnaître les formes (ombrées) de ce qui entrait et sortait de la caverne. Or, n’ayant jamais rien vu ni connu que ce mur de roc et ses ombres, les prisonniers étaient inconscients du fait que les ombrages n’étaient en fait que le reflet de personnes et d’objets « réels » se tenant derrière eux. Comment pouvaient-ils soupçonner pareille chose? Confinés aux chaînes, les condamnés n’avaient jamais eu la chance d’observer ces entités « réelles » et ainsi de connaître leur véritable nature. Voici l’une des leçons de l’allégorie de la caverne de Platon : le Vrai est incompréhensible pour celui ou celle qui, retenu dans les profondeurs de la caverne, est voué à l’ignorance. Leur réalité demeure une illusion, un spectacle orchestré par ceux et celles qui, près du feu, fabriquent et manipulent les ombres.

Pourquoi ce détour par la philosophie antique afin d’introduire un numéro portant sur le numérique? Eh bien, imaginons que nous sommes, vous et moi, les prisonniers de cette allégorie. Certes, les faits saillants de l’histoire doivent être adaptés en version 2.0 pour que l’analogie puisse tenir. Considérons alors que les cloisons rocheuses sont remplacées par des murs plus familiers, soit le mur et le fil d’actualité de nos médias sociaux favoris. Les ombres prennent la forme de tous ces messages, statuts, invitations, mèmes, publicités, etc., qui défilent sur nos murs virtuels. Tirant profit des plateformes virtuelles – qui incarnent le feu de l’allégorie platonicienne – les influenceurs de tout horizon, comme les passants chez Platon, y partagent leurs opinions et y font vivre le spectacle. De notre côté, les yeux rivés à un écran projetant les contours d’un monde que nous voudrions réel, nous entretenons cette grande illusion à coup de « j’aime ». Nous participons même souvent à l’effervescence du spectacle, en publiant et en partageant sur nos murs virtuels notre propre contenu, c’est-à-dire notre propre ombre. Encore mieux, vous et moi n’avons pas besoin d’être enchaînés au fond d’une grotte pour mordre au leurre. Nous marchons plutôt au soleil et fréquentons les lieux publics, appareils électroniques à la main et l’esprit tourné vers le virtuel. Ses formes, ses sons, ses couleurs et ses interactions hypnotisent et obnubilent l’esprit, jusqu’à nous faire oublier le temps et le monde qui nous entoure. Même si vous avez réussi à déjouer les pièges du virtuel, ou même à vous sortir de l’emprise de l’illusion, comme le philosophe de l’allégorie platonicienne a réussi à sortir de la caverne, la précaution demeure malgré tout de mise. Gare à vous, ô philosophes et philanthropes qui cherchez à revenir illuminer ceux et celles – trolls compris… – qui demeurent enchainés dans les profondeurs de la caverne. Comme Socrate, vous risquez de goûter à l’amer goût de leur poison!

Pessimiste, vous ne trouvez pas? Un peu trop, peut-être! Bien que l’allégorie de la caverne semble pouvoir coller dans une certaine mesure au phénomène numérique que nous vivons aujourd’hui, il faut avouer qu’elle a également l’effet, dans le présent contexte, de dépeindre un monde plutôt désenchanté. Bien sûr, nous ne saurions nier que les technologies numériques s’accompagnent de risques et de défis. Nous craignons parfois pour nos commerces, nos industries et nos emplois « traditionnels » qui doivent, dans la peur de périr, rapidement s’adapter aux changements radicaux que provoque la venue du numérique. Nous en venons d’autres fois à redouter que la (trop grande) montée en puissance des industries numériques – en première ligne les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) et autres géants du Web (Airbnb, Netflix, Twitter, Uber, Yahoo, etc.) – soit la prémisse d’un régime de contrôle social : une sorte de « Big Brother ». Pourtant, en acceptant bonnement d’un clic leurs termes et conditions, peu hésitent finalement à les inviter dans le confort de leur salon. C’est même avec une aisance déconcertante que nous informons volontiers ces algorithmes sur nos goûts, nos préférences, nos informations personnelles, notre géolocalisation, ainsi que sur les paramètres de notre existence. Cette complicité avec le numérique témoigne indéniablement d’une relation complexe et ambivalente avec ces nouvelles technologies qui animent autant nos angoisses que nos fantasmes. 

Notre époque en est une de grandes mutations sociales et la « révolution numérique » en est un point central. Au-delà des peurs que les nouvelles technologies soulèvent, plusieurs y voient la solution (plutôt que la cause) à l’ensemble des crises dont le XXIe siècle fait présage : celles de l’emploi, de l’environnement, de la démographie, de la politique et de l‘économie. À leur tour, les prophètes du numérique ne manquent pas d’annoncer la venue imminente de la prochaine technologie qui répondra à nos problèmes. Dans un même élan, nous en venons même à être tentés par l’idée de la neutralité de la technique, c’est-à-dire que cette dernière serait innocente des fins prévues par l’humain. « Les armes à feu ne tuent pas, ce sont les gens qui tuent », comme le répètent souvent en chœur les partisans de la National Rifle Association. Il ne suffirait alors que d’orienter les utilisateurs vers le bon usage de ces technologies et de punir les fautifs (si cela pouvait être aussi simple). Au final, nous espérons le numérique au service du bien commun, une technologie digne de se positionner comme juste héritière du progrès technique et moral exalté par les Lumières. 

Sans devoir entièrement adhérer à l’idéologie optimiste du progrès, force est tout de même de constater que le numérique donne libre cours à un monde de possibilités inédites, dont les impacts concrets et positifs tendent à transcender les frontières du virtuel. Pensons simplement aux médias sociaux qui ont nourri le Printemps arabe et fait trembler les pouvoirs du Moyen-Orient, ou encore à ces mêmes médias sociaux qui ont vu naître le mouvement #MeToo et qui ont su délivrer des milliers de femmes (et d’hommes) du silence qui les maintenait prisonnières. À mille lieux de la métaphore des chaînes de la caverne, le numérique peut parfois libérer, rassembler, réseauter et faire agir. De la pétition en ligne jusqu’aux sondages, en passant par la mobilisation spontanée ou organisée sur les médias sociaux, l’action politique est devenue presque indissociable des plateformes numériques. Le matin, sur ces espaces virtuels, nous discourons sur les grands idéaux de la philosophie politique et des tendances en vue des prochaines élections. En après-midi, nous y faisons nos emplettes, des boutiques de Paris à celles de Montréal, toutes accessibles en quelques clics. Plus tard dans cette même journée, nous prendrons contact avec amis et famille pour planifier notre prochaine sortie. 

Dans cette optique, les espaces virtuels du numérique semblent vouloir tendre vers les idéaux de la démocratie, du bien commun et du vivre-ensemble : une Agora 2.0, en quelque sorte. Les Grecs et les Romains de l’Antiquité avaient en effet cette idée de l’espace public comme lieu aux fonctions multiples : tantôt un site de rencontre et de flânerie, d’autres fois une zone de commerce ou une arène politique. Comme à l’Agora d’Athènes, le peuple, les commerçants, les artisans et les politiciens se rassemblent tous sur la plateforme du Web. Nous nous en servons comme forum de discussion, mais aussi comme espace de rencontre. Nous nous y informons des nouvelles et des rumeurs du jour. Les crieurs publics y trouvent une oreille, celle des millions d’auditeurs pour entendre les nouvelles qu’ils partagent en public. Les marchands tirent profit de cette grande Toile en y étalant leurs produits et en y placardant leurs publicités. Les artisans y ont aussi pignon virtuel sur rue, suffit-il de connaître leur adresse. Finalement, la démocratie 2.0 se vante d’avoir décloisonné les débats publics et d’avoir ainsi rassemblé les Cités sous un même toit cosmopolite nommé le « Village Global ». Les frontières de l’expression et de l’engagement politique y seraient étendues à un point tel qu’elles en viendraient à totalement s’y effacer. Ou du moins, en théorie… Puisqu’au-delà des beaux discours de démocratie, de bien commun et de vivre-ensemble, force est de constater qu’il subsiste un haut niveau de toxicité dans les échanges en ligne. Comme si la démocratie, enivrée de liberté à l’image du piètre portrait qu’en fait Platon dans La République, vient inévitablement à s’étouffer. 

Pour le pire ou pour le meilleur, le numérique représente aussi les enjeux du monde « réel » reproduits en version 2.0. Ce sont des luttes politiques et sociales, des luttes d’identité et de genre qui évoluent dans un milieu informatisé encore trop souvent conjugué au masculin. Le numérique, c’est aussi l’économie et les lois du marché qui s’invitent dans la partie. C’est tantôt le web solidaire des campagnes de sociofinancement, tantôt l’absence de règles et le règne de la compétition. Le numérique se manifeste par ces guichets automatisés qui ont remplacé les caissiers à la banque, puis à l’épicerie du quartier. La réalité du numérique comprend les algorithmes qui gèrent tout autant les feux de circulation de nos villes que les cordons de la Bourse. C’est aussi une culture qui se révèle à travers le divertissement, le jeu vidéo, la musique, la radio, les téléséries et le cinéma diffusés en flux continu. Ce sont les romans, les dictionnaires et les encyclopédies qui peuvent être trimballés dans vos poches. Ce sont les satellites intelligents, les drones et autres dispositifs robotisés qui seront utilisés au mieux pour la paix, sinon pour la guerre. 

En bref, le numérique, c’est tout cela et cetera desunt (« et toutes autres choses omises »). En faire la liste exhaustive est presque une tâche impossible, puisqu’il ne se réduit pas à une ou deux technologies précises. Toujours est-il qu’il nous pousse à nous questionner, non seulement sur ce qu’il est et deviendra, mais aussi sur ce qu’il dit à propos de nous-mêmes – sur qui nous sommes et qui nous deviendrons. Il s’agit d’un récit qui parle de nous, de notre monde et de ce qui reste à y découvrir. Après tout, le numérique demeure une confection de nos mains et de nos esprits. Est-ce ainsi pour cela, comme l’écrivait le philosophe Gilbert Simondon, que l’artifice technique recèlera toujours une certaine part « d’humain méconnu », étrangère, et pourtant si près de nous? En espérant qu’à travers ce dossier Existences numériques : Caverne, Agora, et cetera desunt… vous puissiez vous aussi découvrir cette part méconnue de vous-mêmes!