Science de la métamorphose et métamorphose de la science – Éditorial

par Mathieu Gagnon
accompagné de l’équipe éditoriale

La vie est une perpétuelle métamorphose: elle change de forme. À l’échelle humaine, ces changements sont perceptibles dans la vie naturelle d’un individu qui naît, croît, dépérit et meurt. Pour les philosophes de la Grèce antique, ces individus en constant changement n’étaient néanmoins que des spécimens de formes stables qui se maintiennent et se reproduisent, des espèces (regroupées en genres), formes éternelles et idéelles imprimant un mouvement de perfection sur une matière imparfaite qui elle était la source de variations contingentes et accidentelles. Ce qu’Aristote nomma «idée» (eidos), les scolastiques le traduisirent par espèces (species). La science antique consistait en une recherche et une contemplation des formes éternelles, les idées, plutôt qu’en une étude des lois du changement, modèle qui fut également celui de la scolastique médiévale:

Le concept d’είδος, d’espèce, comme forme fixe et cause finale, était le principe fondamental de la connaissance aussi bien que celui de la nature. Sur lui reposait la logique de la science. Le changement comme changement est un simple flux et un simple écart; il insulte l’intelligence. Au sens propre, connaître consiste à saisir la fin permanente qui se réalise à travers les changements, les retenant ainsi à l’intérieur de la mesure et des liens de la vérité fixe. Et connaître complètement consiste à mettre en relation toutes les formes particulières avec leur fin et leur bien qui sont un et unique: l’intelligence contemplative pure [1].

Si l’archétype de la connaissance issue des sciences modernes est une équation mathématique énonçant une loi du mouvement ou du changement, l’archétype de la connaissance antique des Grecs est un tableau classificatoire avec genres et espèces. C’était l’ère de la métaphysique et de la théologie. Puisque le vivant est animé par des appétits, des désirs et ultimement des volontés, on a fini par croire  qu’il avait dû être animé par une volonté préexistante. C’est d’ailleurs ce que John Dewey nomme le sophisme du philosophe, qui suppose trop souvent qu’un effet doit être présent dans la cause (alors qu’un effet est souvent produit de l’interaction de plusieurs facteurs). Chez les Grecs, le modèle de l’artisan, qui impose son idée (son patron, son modèle) sur une matière imparfaite et chaotique, est à la source du mythe du démiurge, d’une volonté ayant créé l’univers en suivant un plan, d’une cause première intentionnelle. Si, pour Platon, le démiurge est bon et sage, cette même idée d’un créateur éternel et antécédent à la création était déjà au fondement du judaïsme, quoique le Dieu de l’Ancien Testament paraisse parfois capricieux et cruel.

La parution de L’origine des espèces de Charles Darwin en 1859 fut ainsi une révolution non seulement dans le domaine des sciences de la nature, mais tout aussi bien dans la philosophie que dans la théologie. C’est notre vision du monde qui s’en trouva transformée: affirmer que les espèces ont une origine commune et qu’elles ne sont pas immuables, c’est affirmer la même chose à propos des idées si l’on veut demeurer cohérent, à moins de poser un dualisme entre l’esprit et la matière. Le paradigme évolutionniste nous oriente cependant dans le sens d’une pensée de l’émergence, de l’émergence de la vie à partir de la matière et de l’esprit à partir de la vie, quoiqu’il manque encore de nombreuses pièces à ce casse-tête. Le paradigme évolutionnisme, qu’il s’agisse de l’évolution de la nature ou de la culture, est ainsi la conséquence philosophique d’une nouvelle conception de la science de la nature, celle-ci consistant en la connaissance des lois du changement. Cette révolution intellectuelle avait été préparée depuis longtemps par l’introduction du facteur temps en géométrie qui est au fondement de la physique moderne[2] qui, grâce à ce facteur, devint une science des lois du mouvement des corps là où la géométrie classique était une science des formes fixes et de leurs propriétés. La génétique aurait pu être une science consistant à connaître les lois de l’évolution pour comprendre notre monde. L’évolution est-elle une complexification, une diversification, une perfection? Quels sont les critères de l’adaptation et de la sélection? Mais les modèles scientifiques offerts par la physique et la chimie impliquent le contrôle et la reproduction des phénomènes étudiés. La modernité est d’ailleurs traversée par ce déplacement dans la connaissance de la contemplation au faire, par la valorisation du principe de l’expérimentation. Au départ, l’expérimentation devait servir à prouver des hypothèses émises à partir d’un corpus de connaissances acquises, mais nous savons que bien des découvertes furent le fruit de conséquences imprévues d’une expérimentation et donc que les expérimentations ont des conséquences imprévues. À l’âge de l’Anthropocène où la puissance technoscientifique est pour plusieurs source d’angoisse, nombreux sont ceux qui voudraient de nouveau voir le principe de précaution peser davantage dans la balance. La génétique contemporaine est probablement l’archétype de cette volonté de contrôle de la vie qui se perd dans les imprévus de ses propres expérimentations, l’archétype d’une puissance qui ne comprend pas les conséquences de ses propres actes.

Quoi qu’il en soit, des procaryotes à l’humanité, la vie s’est transmise et s’est métamorphosée et aucune forme fixe, naturelle ou culturelle, n’a pu résister au changement et au besoin d’évoluer, de s’adapter à de nouvelles conditions environnementales. Seule la vie, qui permet tout le reste, se maintient à travers son évolution, du moins dans la mesure où elle a trouvé sur Terre un environnement hospitalier. D’ailleurs, c’est aussi cette dernière qui permet tout le reste, à moins que l’on ne colonise l’espace, ce qui ne serait également possible qu’en ayant la Terre pour base spatiale. De l’étude d’une nature fixe en passant par l’étude des lois du changement, l’humain doit donc aujourd’hui étudier les conséquences de sa propre action, il doit connaître les lois de sa propre évolution culturelle. Or, l’évolutionnisme culturel du XIXe et XXe siècle fut dans une grande part une forme de racisme, puisqu’il posait la culture occidentale comme modèle de civilisation et de perfection de la culture, les peuples non-occidentaux n’étant qu’en retard par rapport à ce plan d’évolution[3]. Les lois de l’évolution que nous voulons évoquer sont au contraire celles qui nous permettent de savoir comment transformer notre culture humaine, les sciences sociologiques, anthropologiques, économiques ou politiques étant sans doute les sciences de ce changement dans la mesure où elles abandonnent les anciennes conceptions déistes ou absolutistes.

La vie est apparue sur Terre, mais comment? La question demeure, comme l’explique Joël de Rosnay à Dominique Simonnet dans La plus belle histoire du monde:

‒     De la Terre primitive à la première cellule, le scénario est désormais complet?

‒     Nous en connaissons les grandes étapes, malgré quelques lacunes: on ne sait toujours pas encore très bien comment les mécanismes reproducteurs par exemple se sont imposés. Certains chercheurs pensent toujours que la vie a pu naître ailleurs et qu’elle a été apportée sur la Terre par une météorite qui aurait ainsi contaminé la planète, ce qui n’est pas complètement absurde[4].

Ce que nous savons, c’est qu’une fois apparue, cette vie a enveloppé la Terre en s’adaptant à des environnements changeants qu’elle transforme elle-même. La nature est l’interaction de la vie et de la Terre. La nature n’est pas un simple réservoir de matière ou un bassin de ressources, mais un monde de sensations, d’affects, de chasse et de fuite, d’attirance et de répulsion. De ce monde est issu un animal bien particulier, un être dont la vulnérabilité à la naissance exige un haut niveau de solidarité et de soin, un être qui devait trouver dans le langage le remède à son angoisse existentielle fondamentale: la mort. Médium de communion et technique de communication, la parole fonde l’humanité au sein de la nature. Évidemment, ce grand récit qui vient d’être tracé n’est qu’un résumé grossier d’une histoire naturelle et culturelle complexe et sujette à interprétation.

Ainsi un animal s’est mis à parler et donc à nommer. Cependant, nommer n’équivaut pas à donner un nom aux choses telles qu’elles sont, mais telles que nous les sentons, que nous les mangeons, telles que nous les éloignons ou les rapprochons, telles qu’elles entrent dans notre expérience. La genèse est cet acte où l’humain prend possession d’une terre et s’identifie à elle, se donne un nom en la nommant: humain vient de humus. La genèse est un enracinement de la créature mobile que nous sommes, la fin de l’errance ou de l’exil. La Genèse biblique rappelle toutefois un élément important de cet enracinement, à propos du nom et du rôle que nous nous sommes donnés: l’humain règne sur sa terre. D’ailleurs, on voit difficilement comment il pourrait s’y identifier s’il s’y sentait menacé et sans cesse au bord de la fuite. Pour Descartes, au début de la modernité, cela signifia que nous devions utiliser la science pour «nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature[5]», mariant ainsi la méthode scientifique aux commandements bibliques. Un aîné anishinabe préférerait sans doute dire que l’humain doit se faire gardien et protecteur de la nature, mais ici les débats d’interprétation peuvent être multiples et féconds sur le sens que Descartes donnait aux mots «maîtres et possesseurs». Régner doit-il signifier dominer? Dominer doit-il signifier opprimer? Peut-il signifier protéger? Le désir de domination est profondément ancré dans la peur de la mort et la méfiance envers l’autre: la meilleure défense c’est l’attaque nous disent les belligérants, et les maîtres ont souvent bien plus peur de la mort qu’ils ne le laissent paraître.

Ce désir de dominer la vie, de la rendre davantage prévisible et de la soumettre à nos besoins ou nos caprices, distinction que l’économisme contemporain confond sous la catégorie de la préférence, est pourtant à l’origine de conséquences imprévues comme nous l’avons dit, des catastrophes environnementales aux chimères biotechnologiques en passant par la prolifération de produits toxiques. Alors que nous commençons à peine à comprendre les limites du paradigme de l’action (du principe technoscientifique de l’expérimentation au principe industriel du productivisme), il convient finalement de tendre l’oreille aux poètes qui tentent de renouveler le paradigme de la contemplation. À  consommer la vie comme des gloutons, nous oublions sans doute d’en jouir, ce qui dépend peut-être de la manière de voir davantage que de la quantité de choses vues, de la continuité de l’expérience davantage que de l’accumulation d’expériences.

Notes

[1]    John DEWEY (2016), «L’influence de Darwin sur la philosophie», dans L’influence de Darwin sur la philosophie et autres essais de philosophie contemporaine, Claude Gauthier et Stéphane Madelrieux (dir.), Paris, Éditions Gallimard, Collection Bibliothèque de philosophie, p. 23.

[2]    Notons au passage que l’introducteur de ce facteur, Galilée, le fit d’abord en rapportant le mouvement des pendules de la cathédrale de Pise à son propre pouls, et que celui-ci était le fils d’un compositeur et théoricien de la musique qui avait d’abord appris à compter et noter les temps en musique, la barre de mesure étant apparue au XVIe siècle.

[3]    Ce qui montre que l’évolutionnisme culturel comprenait la théorie de l’évolution à travers les paradigmes de la science antique, comme s’il y avait un plan prédéfini à réaliser, non plus celui de Dieu, mais celui de l’Homme blanc civilisateur.

[4]    Hubert REEVES, Joël de ROSNAY, Yves COPPENS et Dominique SIMONNET (1996), La plus belle histoire du monde, Paris, Éditions du Seuil, Collection Points, p. 101. Si l’ouvrage cité date de 1996, le rôle des météorites dans la formation de la planète et l’apparition de la vie sur celle-ci demeure un sujet de recherche important et l’humanité n’a toujours pas de certitude sur l’origine de cette vie. Peut-être est-elle éternelle finalement?

[5]    René DESCARTES (1966), Discours de la méthode, Paris, Éditions Garnier-Flammarion, p. 84.